Qui était Daphne Caruana Galizia ?
Après avoir travaillé dans plusieurs médias maltais (The Sunday Times of Malta et The Malta Independent) comme chroniqueuse, Daphne Caruana Galizia avait finalement accédé à la notoriété bien au-delà de l’archipel pour ses enquêtes et révélations d’informations à caractère sensible sur la corruption des élites maltaises, en publiant de nombreux articles sur son blog indépendant Running Commentary, suivi par plus de 400 000 lecteurs.
Une “blogueuse au stylo empoisonné” pour ses détracteurs, une “Wikileaks à elle toute seule” pour ses admirateurs, Daphne ne laissait personne indifférent dans le paysage médiatique maltais et suscitait de vives réactions dans les rues de La Valette, la capitale de l’archipel. En effet, elle n’hésitait pas à mener des enquêtes approfondies sur différentes affaires de corruption avec son fils Matthew, lui-même journaliste et membre du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), et à s’en prendre directement aux personnes des plus hautes sphères du pouvoir en les citant dans ses articles.
Rien n’échappait à sa plume acérée et à sa verve inépuisable : trafics illicites, escroquerie, détournement, abus de confiance, blanchiment d’argent, autant de malversations fragilisant la démocratie maltaise. En égrenant au fil de ses publications les noms des membres du gouvernement maltais, dont celui du Premier ministre travailliste Joseph Muscat et du chef du Parti nationaliste Adrian Della, principale formation de l’opposition, impliqués dans différentes affaires de corruption (notamment celle des Panama Papers), la journaliste était devenue la cible récurrente d’attaques, d’intimidations et de menaces de mort.
La voix dissonante de Daphne s’est finalement tue un après-midi d’octobre, couverte par la déflagration d’une bombe placée sous sa voiture piégée, elle qui, quelques heures auparavant, avait posté sur son blog un article dans lequel elle exprimait son pessimisme face à la situation politique de son pays gangrené par la corruption : “Il y a désormais des escrocs partout où vous regardez. La situation est désespérée”. Consternation, tristesse et colère ont animé les habitants de l’archipel à l’annonce de la mort de Daphne Caruana Galizia. Après la veillée funèbre rassemblant des milliers de personnes le soir de sa mort, quelques dizaines de personnes se sont réunis le lendemain devant le tribunal de La Valette pour demander justice. Le gouvernement de Joseph Muscat est rapidement accusé par la société civile d’avoir commandité le meurtre de la journaliste anti-corruption.
Une enquête aux multiples rebondissements qui implique les membres les plus influents du gouvernement maltais
Trois hommes connus pour des affaires de banditisme ont été arrêtés par la police maltaise le 4 décembre 2017, soit moins de deux mois après l’assassinat de Daphne Caruana Galizia. Grâce à la géolocalisation des téléphones des suspects, les enquêteurs ont découvert qu’une bombe avait été placée sous le siège conducteur la veille de la mort de la journaliste et qu’elle avait été déclenchée par un téléphone se trouvant sur un yacht amarré au port de La Valette dans lequel se trouvait George Degiorgio, l’un des suspects, quelques heures avant l’explosion. Les trois individus ont été inculpés pour meurtre le 5 décembre 2017.
En avril 2018, Vince Muscat a avoué que ses complices et lui avaient accepté de tuer la journaliste pour 150 000 euros et que la mafia italienne leur avait fourni la bombe. Toutefois les commanditaires du meurtre restaient introuvables et l’enquête piétine. De nouvelles pistes sont exploitées mais les investigations se poursuivent difficilement en raison des diverses tentatives d’ingérence politique. Le Premier ministre lui-même a retiré le dossier au magistrat instructeur, ce qui a eu pour effet de ralentir considérablement l’enquête. Face à cette situation, des membres de la société civile multiplient les manifestations pour réclamer “justice pour Daphne” tandis que des parlementaires européens, après de longs mois de silence, s’expriment sur cette affaire qui jette de l’ombre sur l’avenir de la liberté de la presse dans l’archipel et en Europe : “Dix-huit mois après avoir été présentés à un juge, les trois hommes suspectés du meurtre de Caruana Galizia n’ont toujours pas été jugés”, s’est exclamé le député néerlandais Pieter Omtzigt (PPE/DC), auteur d’un rapport sur la corruption à Malte publié en juin 2019. L’Union européenne exige alors la mise en place d’une enquête indépendante.
L’enquête prend un tournant en novembre 2019, au moment où un quatrième suspect est arrêté par la police maltaise. Celui-ci fournit des preuves conduisant à l’arrestation de Yorgen Fenech, un des hommes d’affaires les plus influents de Malte, le 20 novembre 2019, alors qu’il était sur le point de quitter l’archipel à bord de son yacht. Inculpé pour complicité d’assassinat, il plaide non coupable.
Enfin, la plainte déposée par Matthew Caruana Galizia et Reporters sans Frontières (RSF) en France en décembre 2019 pour complicité d’assassinat et corruption vise Yorgen Fenech, le chef de cabinet du Premier ministre maltais Keith Schembri - désigné par Fenech comme le “vrai commanditaire” de l’assassinat - et le ministre du Tourisme Konrad Mizzi qui ont démissionné fin novembre 2019. Cette plainte a entraîné l’ouverture d’une enquête préliminaire menée par le parquet financier national français. Soupçonné d’ingérence, le Premier ministre Joseph Muscat a fini par remettre sa démission le 13 janvier 2020 puis par être remplacé le lendemain par Robert Abela, un avocat d’affaires rompu à l’exercice politique puisqu’il était un ancien conseiller juridique du gouvernement sortant.
Grandeur et misère de la liberté d’informer à Malte, ou le recul de la liberté de la presse en Europe
Suite à la crise politique soulevée par l’assassinat de Daphne Caruana Galizia qui mis en lumière le harcèlement judiciaire et les pressions répétées subis par les journalistes dans le pays, les Européens ont pu constater par eux-mêmes la dégradation significative de la démocratie à Malte, un pays rongé depuis de nombreuses années par la corruption et de nombreux entorses à l’Etat de droit.
Si Malte est connue pour ses bonnes performances économiques, elle est devenue, hélas, également célèbre pour ses dérives politiques. La bipolarisation de la vie politique, le manque d’indépendance des institutions judiciaires, les collusions des responsables politiques avec les grandes fortunes et les attaques perpétuelles contre les journalistes expliquent en grande partie la défiance des citoyens envers leurs pouvoirs publics.
Plusieurs mouvements issus de la société civile maltaises plaident en faveur d’une plus grande transparence en matière de politique fiscale et de lutte contre la corruption. L’Union européenne appelle également - mais trop tard - le gouvernement maltais à réduire les entraves étatiques et les pratiques criminelles en matière d’évasion fiscale, notamment les ventes de passeports de complaisance pour les riches étrangers.
Après avoir chuté de plus de trente places ces dernières années, Malte occupe le 81eme rang sur 180 pays au classement de la liberté de la presse 2020 de RSF. Si ce classement ne constitue pas un indicateur sur la qualité du journalisme dans chaque pays, il reste néanmoins un document de référence puisqu’il met en lumière les évolutions de la liberté de la presse dans 180 pays et territoires au fil des ans, selon un ensemble de critères bien définis : les moyens judiciaires pris pour défendre la liberté de la presse, les conditions locales d’exercice de la presse et les conditions de liberté d’accès aux informations par les résidents des pays.
Pour rappel, 90% des crimes commis à l’encontre des journalistes restent sans suite judiciaire. La poursuite de l’enquête sur l’assassinat de Daphne Caruana Galizia est une première victoire dans la lutte contre les violences commises envers les journalistes, toutefois elle révèle également les limites d’un modèle européen qui s’effrite. En effet, considérée comme un acquis en Europe jusqu’à récemment, la liberté de la presse semble compromise à l’heure où les journalistes d’investigation font face à des pressions politiques de plus en plus fortes.
Le silence assourdissant des institutions européennes sur l’affaire Daphne remet en question la légitimité du projet européen, dont la liberté de la presse, l’indépendance de la justice et l’État de droit sont pourtant les piliers.
De fait, si l’Union veut rester crédible aux yeux des citoyens, elle doit protéger sans relâche les journalistes, juges, magistrats et policiers qui luttent contre la corruption et s’engager dans une politique plus ambitieuse pour condamner ceux qui portent atteinte à la liberté d’expression. Promouvoir la liberté de la presse reste un combat permanent, non seulement dans les démocraties dites “illibérales” d’Europe centrale comme la Hongrie, la Slovaquie ou la Pologne mais partout en Europe.
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