« En tant que femme, tu ne peux pas avoir une opinion en Pologne »

Un témoignage dans le cadre de la campagne « Democracy Under Pressure » de la JEF Europe

, par Jérôme Flury, Olivia Masoja

« En tant que femme, tu ne peux pas avoir une opinion en Pologne »
Manifestations contre les restrictions sur l’avortement en Pologne en octobre 2020. Crédits : Silar

Dans le cadre de la campagne « Democracy Under Pressure », organisée depuis 15 ans par les Young European Federalists, Le Taurillon publie un cinquième témoignage empreint d’émotions sur la situation de la démocratie en Pologne, un pays qui serait en voie de devenir « une dictature » pour reprendre les dires de l’autrice du témoignage, Olivia Masoja. Cette dernière a répondu aux questions de Jérôme Flury.

Le Taurillon : En tant que femme, quels sont les principaux problèmes auxquels vous faites quotidiennement face dans votre pays ?

Olivia Masoja : Être une femme dans le monde, je pense que c’est dangereux de nos jours, beaucoup d’allégations sur des agressions sont révélées au grand jour et pour moi, c’est très difficile de me sentir en sécurité en Pologne en étant une femme de couleur et ouvertement pansexuelle, vivant dans une petite ville. C’est un combat, c’est dur, c’est éprouvant mentalement et tu es visée par d’autres personnes car tu ne peux pas cacher ton apparence. J’ai une peau de couleur, je sens toujours les gens me regarder et je ne peux jamais savoir si quelque chose va se passer et si une agression va se produire.

J’ai aussi le sentiment que les gens ne nous prennent pas au sérieux. En tant que femme, tu ne peux pas avoir une opinion en Pologne, tout est décidé pour toi par le gouvernement et l’église, parce que la Pologne est un pays catholique et que notre église contrôle officieusement notre gouvernement. Et avoir un avis en tant que femme sur votre corps ou vos droits est perçu comme quelque chose d’horrible et tu n’as rien à dire là-dessus, sinon tu tombes dans l’illégalité.

Nous avons des problèmes concernant la contraception, pour avoir des pilules, pour être avortée, toutes ces questions-là. Je sais que ça peut sembler bizarre mais c’est dangereux d’avoir une relation sexuelle en Pologne pour une femme, parce que tu ne sais jamais, si tu tombes enceinte, si tu auras de l’aide ou si ta vie sera en danger. En fait, le problème principal est que nos droits ne sont pas respectés, nos opinions ne sont pas respectées et nous craignons beaucoup pour notre sécurité.

LT : Comment définiriez-vous la liberté d’expression dans votre pays ?

OM : Cette question est tellement à propos parce qu’il y a encore quelques jours un reporter a qualifié notre président Andrzej Duda d’ « imbécile » dans un article, quelque chose comme ça, et désormais il fait face aux tribunaux et risque jusqu’à trois ans de prison. Parce qu’il est poursuivi pour avoir écrit ça dans un de ses sujets et il n’y a pas de liberté d’expression en Pologne. Nous avons TVP info qui est un organe de presse, et ils donnent juste des fausses informations, c’est tellement contrôlé par le gouvernement.

Si vous dites quelque chose, vous pouvez finir en prison. Il y a eu un moment en Pologne où ils étaient en train d’essayer de mettre en place une règle interdisant aux enseignants de parler de contraception. Vous ne pouvez donc pas dire à un jeune de 16 ans en classe de se protéger au moment de l’acte afin de ne pas contracter de maladie, vous ne pouvez pas leur en parler sinon vous pouviez risquer, je crois que c’était jusqu’à cinq ans de prison…

En tant que personne en Pologne, si une amie tombe enceinte et qu’elle souhaite savoir où elle peut obtenir des pilules du lendemain ou savoir vers qui elle peut se tourner pour avorter, si je lui donne un numéro de téléphone, je peux aller en prison si cela s’apprend. Vous devez faire attention à ce que vous dites, ce que vous faites et cela devient de pire en pire chaque jour. Cela devient très inquiétant.

LT : Nous avons le sentiment que quelque chose s’est produit en Pologne en octobre dernier, avec les manifestations publiques. Est-ce que quelque chose a vraiment changé dans l’esprit de la population ?

OM : Absolument pas. La Pologne était déjà divisée avant les élections, c’était du 50-50, il y avait seulement une faible marge indiquant que Duda allait remporter à nouveau l’élection. Les sondages étaient serrés. Mais ce n’est pas grand-chose, c’est un petit changement, les gens sont si divisés en Pologne. Nous avons les libéraux et les conservateurs, et il n’y a aucun moyen pour que l’on se parle l’un à l’autre parce que la Pologne est un pays catholique et conservateur et malheureusement, aussi brutal que cela puisse paraître de dire cela, tant que cette génération de religieux-dévots en Pologne prennent des décisions pour nous… C’est très mal de dire cela, mais c’est quelque chose que les gens disent chaque jour, tant que cette génération-là ne s’éteint pas, la Pologne va rester le même pays qu’il est aujourd’hui.

Parce que la jeune génération grandit, les jeunes sont libéraux, ils sont ouverts d’esprit, ils veulent du changement, ils veulent se battre pour ces évolutions, mais pour l’instant les conservateurs ne veulent pas cela parce qu’ils gouvernent de cette manière depuis si longtemps.

LT : Comment vous êtes-vous sentie et quelle a été votre réaction lorsque vous avez entendu que le Tribunal constitutionnel polonais, réuni en assemblée plénière, a rendu une décision historique déclarant l’avortement eugénique contraire à la constitution ?

OM : J’étais effrayée. J’étais furieuse. J’étais en pleurs parce qu’avant cela je sentais… C’est très difficile d’être enceinte en Pologne, et je suis au premier rang pour témoigner de cela puisqu’en février, j’ai appris que j’étais enceinte. J’ai d’abord appris que j’étais dans ma sixième semaine, je ne savais pas que j’étais enceinte avant cela et dès ce moment, j’ai su qu’il y aurait des problèmes parce que… hum, je perdais du sang, j’avais de vrais ennuis. Je savais que quelque chose n’allait pas et j’ai été admise à l’hôpital au cours de ma septième semaine de grossesse. Et pendant cinq jours je saignais et ils ne voulaient pas me donner beaucoup de médicaments parce qu’ils disaient que ça ne… Tu ne peux pas recevoir tant d’analgésiques quand tu es au début d’une grossesse et ils jouaient, argumentaient sur ce battement de cœur de fœtus dans mon estomac.

Dès le départ, j’ai su que ce fœtus allait mourir parce que je saignais tellement, la douleur était si intense et ma mère est passée par la même chose... Vous savez, si on se replonge à la période où ma mère avait 26 ans, c’est-à-dire un quart de siècle plus tôt, elle a été emmenée à l’hôpital, elle saignait depuis quelques heures et ils lui ont fait comprendre que c’était terminé, qu’il n’y avait aucun moyen de sauver l’enfant parce qu’elle saignait depuis quelques heures… alors que moi j’étais à l’hôpital depuis cinq jours et qu’ils ne pouvaient rien faire. On a refusé de me donner des médicaments contre la douleur parce qu’il y avait encore un fœtus en moi, j’étais couchée dans cette douleur, je vomissais, je m’évanouissais tant je souffrais et j’ai eu une fausse couche à l’hôpital, après cinq jours d’inquiétude.

C’est même difficile pour moi d’en parler parce que… cela pourrait arriver à nouveau. Je n’avais pas prévu de tomber enceinte, et vous savez, cela pourrait se reproduire, et vous ne pouvez rien faire à propos de cela en Pologne. Tout ce que vous pouvez faire c’est rester couchée au lit et pleurer et personne ne va vous aider, pas même les médecins, ils ne peuvent pas vous aider parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils peuvent faire avec les lois actuelles, parce qu’elles changent fréquemment, ils peuvent perdre leur autorisation de travailler. Honnêtement, ça craint et c’est juste déprimant.

LT : Votre pays est devenu tristement célèbre pour ses “Zones anti-Lgbt”. Quelle est votre opinion sur ce point et comment pouvez-vous expliquer cette décision politique ?

OM : Je suis queer, j’ai organisé la première marche des fiertés dans ma ville de Kielce, j’étais l’une des organisatrices principales. C’est dur de voir à quel point vous pouvez être tant haï dans votre propre pays juste parce que vous aimez des personnes.

Avant, je marchais avec celle qui était alors ma petite amie dans les rues, se tenant les mains. Nous n’avions aucun endroit où se sentir en sécurité parce que des gens nous interpellaient, lâchant des « regardez ces put**** de lesbiennes ». J’ai un oncle, qui a environ 40 ans et qui est dans une relation heureuse depuis plus de onze ans et il ne peut même pas tenir la main de son compagnon dans la rue, à Varsovie, il ne peut pas faire ça à Varsovie parce qu’il est effrayé.

Il y a quelques jours encore, un gars s’est fait poignarder dans la rue, à midi, il marchait avec son petit ami, ils se tenaient la main. Quelqu’un leur a dit « ne faites pas ça ici, vous montrez aux enfants que c’est ok de faire ça ! » et sur ce, il a sorti un couteau et l’a poignardé. Dans le centre-ville de Varsovie. En plein milieu de la journée.

Et alors quand tu vois que ton gouvernement crée ces « zones non-LGBT » dans ton pays, c’est juste… Je n’ai pas de mots pour cela. Je ne comprends pas comment tu peux détester autant quelqu’un à cause des personnes que cet individu aime. Cette décision politique a été prise parce que la Pologne est un pays catholique. D’après notre église catholique, tu ne peux pas être gay, c’est péché. Et ce que dit le pape n’importe pas, parce que pour la Pologne, le seul pape qui a jamais existé et qu’il y aura jamais est Jean-Paul II, qui a caché, couvert tant de cas de pédophilie… C’est ahurissant, et rien ne changera en Pologne tant que l’église catholique ne le veut pas.

LT : Quelle est votre avis sur le fait que l’élection présidentielle s’est tenue l’année dernière en juillet ?

OM : L’élection a été reportée à cause de la COVID-19 mais avant qu’elle ne soit reportée, les bulletins de vote étaient déjà imprimés. Des millions de Zlotys ont été dépensés pour l’impression et à toute l’organisation, et honnêtement, je crois qu’ils auraient juste pu la faire. Ils avaient déjà tout préparé, tout était prêt, nous avons perdu beaucoup d’argent dans l’histoire. Je veux dire, la Pologne est déjà endettée, et quand vous rajoutez ça au-dessus de tout, cela aurait dû se tenir à la date initialement prévue, parce que rien n’a changé en juillet et rien n’a changé jusqu’à maintenant. C’était juste une manœuvre politique pour gagner du temps et apaiser les choses, pour montrer qu’ils faisaient campagne pour la majorité, quelque chose comme ça.

LT : La Pologne fait régulièrement la Une des journaux européens à cause des violations de l’Etat de droit. Pensez-vous que la Pologne est, dans son essence, non-européenne ?

OM : Je ne pense pas que la Pologne est européenne, je ne pense pas que la Pologne est africaine, je ne pense pas que la Pologne est asiatique, je ne pense pas que la Pologne est américaine. Je pense que la Pologne est dans une élite d’États dictatoriaux, si je peux dire les choses comme ça.

Je suis à moitié zimbabwéenne et à moitié polonaise, et le Zimbabwe a sur certains points de meilleures lois que n’en a la Pologne. Je veux dire... Le Zimbabwe a été un État dictatorial, l’est encore vraiment mais la Pologne est parfois pire que le Zimbabwe. Et je dis ça alors que j’ai vécu dans les deux pays, j’ai connu des difficultés dans les deux pays. Et la Pologne est en train de prendre la mauvaise voie. La Pologne peut devenir la prochaine Corée du Nord, qui sait vraiment ce qui va se passer ? Et vivre à une époque où les gens voient ça, cette évolution, qui se produit chaque jour, juste devant nos yeux… Notre pays est encore si divisé. 50% de la population croit en quelque chose, et sur ces 50%, il y en a peut-être 20% qui vont dans la rue pour changer les choses. Et les 80% vont simplement regarder.

Et j’ai peur. J’ai peur de vivre en Pologne. Je me dis que je dois me battre pour ce pays, pour ces gens, pour leurs droits. Et en même temps, parfois je sens que je devrais juste faire mes affaires et m’enfuir dès que possible. Heureusement pour moi, ma mère est en Angleterre et mon père est au Zimbabwe, et j’ai cette possibilité de partir loin. Et je me sens tellement désolée pour ceux qui n’ont pas cette chance.

Avertissement : ce témoignage reflète les opinions personnelles de son auteure. Il ne saurait refléter les opinions de la rédaction du Taurillon.

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