En revenir d’urgence à l’esprit de la Résistance face aux capitales qui sabordent l’Union européenne...

Article paru initialement dans le Numéro 179 (août 2018) de Fédéchoses, la revue de débat sur le fédéralisme, éditée par « Presse fédéraliste »

, par Fédéchoses

En revenir d'urgence à l'esprit de la Résistance face aux capitales qui sabordent l'Union européenne...
Michel Theys en 2016. Source : Presse fédéraliste

L’horrible sort réservé aux passagers de l’Aquarius au début de l’été est une infamie dont les pays européens - et par devers eux une Union européenne réduite à l’état d’otage impuissant - porteront longtemps la marque. Avec ce bateau français interdit de port, c’est l’idéal européen qui gisait par le fond, faisant de quelque 500 millions de citoyens européens des naufragés d’un projet sabordé par ceux qui, dans les capitales des États membres, en avaient la charge.

Un seigneur du journalisme, Jean Daniel, patron mythique du Nouvel Observateur du temps de sa splendeur, plongea alors sa plume dans l’amertume : « En ce début de XXIe siècle, les spectres du XXe ressortent du placard. Certes, ils n’avancent plus au pas de l’oie. Mais les voici au gouvernement » (www.nouvelobs.com, 7 juin). Il avait raison, et Matteo Salvini a confirmé depuis que Bertolt Brecht avait raison d’avertir, dans La résistible ascension d’Arturo Ui, que « le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde ».

Pour l’instant, un peu partout en Europe, des ventres démocratiques accouchent par les urnes électorales d’apprentis sorciers extrémistes et nationalistes qui redressent des murailles nationales sur les espérances européennes laissées beaucoup trop longtemps en jachère par des ‘responsables’ politiques ne tolérant pas que l’Union puisse un jour les priver de leurs parcelles de pouvoir et des prébendes qui y sont liées. Il ne faut pas s’étonner que le ministre italien de l’Intérieur ait fait son miel des incohérences qui en résultent depuis trop longtemps.

La brutalité de la décision de Matteo Salvini interdisant aux ports italiens d’accueillir l’Aquarius révulse, mais elle a aussi été appréciée par des Italiens qui, enfin, ont eu le sentiment d’avoir quelqu’un qui hausse le ton pour contester les errements de l’Europe sur le plan migratoire.

Déjà, la Ligue en tire bénéfice sur le plan électoral et dans les sondages.

Le réalisme politique devrait donc inciter les ‘responsables’ européens à comprendre pourquoi un peuple qui était encore très récemment le plus europhile de l’Union européenne puisse s’accommoder des outrances d’un apprenti-sorcier d’extrême-droite.

Ne pactisons pas avec le diable : Matteo Salvini est un politique pervers qui a monté l’opération ‘ports fermés’ avec un cynisme insupportable. Tout prouve que, sous sa houlette, le Centre de coordination des secours de Rome a fait de l’Aquarius l’instrument d’une manipulation politicienne infâme en veillant à ce que des naufragés secourus par un navire commercial et, comble de tout, par trois garde-côtes italiens soient transférés dans le navire français bientôt interdit d’accostage. À des fins politiques et idéologiques, le ministre italien a ainsi montré qu’il était prêt à mettre en jeu des vies humaines pour arriver à ses fins. C’est indigne, c’est inacceptable.

Pour autant, ce personnage sinistre a eu beau jeu de montrer ainsi à la face du monde, et de ses ‘partenaires’ européens en tout premier lieu, qu’il était prêt à tout pour éviter que l’Italie ne devienne « le camp de réfugiés de l’Europe ». Des Italiens lui en rendent grâce parce que l’insupportable égoïsme que les autres dirigeants des pays membres de l’Union manifestent dans le conteste de cette crise migratoire sans précédent ne leur était plus tolérable. À raison.

Le geste humanitaire posé par le nouveau Premier ministre espagnol Pedro Sánchez a sauvé l’honneur de l’Espagne en la matière. Mais, outre qu’il ne règle pas le problème tant il est vrai que les 700 milles nautiques qui séparaient l’Aquarius de Valence ont éprouvé plus que de raison les 629 personnes recueillies à bord, il éclaire aussi dramatiquement le mutisme des autres. Alors que la Corse aurait été une destination bien plus proche, la France d’Emmanuel Macron est restée obstinément muette, semblant ne pas vouloir accueillir un... bateau français dans un port français ! Ne jetons donc pas la pierre sur le seul Matteo Salvini : tous ceux qui se taisent aujourd’hui, tous ceux qui se sont opposé au principe d’une répartition équitable du fardeau des réfugiés, tous ceux qui ne veulent pas réformer le règlement de Dublin, tous ceux aussi qui invitent à jouer avec le respect de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, ceux enfin qui songent à créer des camps d’expulsés hors de l’Union partagent la même culpabilité, la même indignité. Celle-ci a été actée au plus haut niveau les 28 et 29 juin, lorsque les membres du Conseil européen se sont sans vergogne résignés à l’inacceptable.

Récemment, George Soros avait osé cette affirmation : « La désintégration de l’Europe n’est plus une figure de style : c’est une dure réalité » (The Guardian, 5 juin). Sans doute, hélas, ce financier devenu philanthrope dit-il vrai, la Commission, le Parlement européen et les vrais organes réellement et pleinement européens n’étant pas en mesure de s’opposer au sabordage qui occupe dans les capitales nationales. Jean Daniel confesse que ce qui le chagrine le plus, « c’est le crépuscule de l’Europe, c’est-à-dire de l’une des plus magnifiques constructions de l’homme depuis qu’il a réussi à bâtir des associations de peuples et pour mieux dire encore des civilisation ». Ce grand seigneur du journalisme a raison, « ce que nous devons redouter » aujourd’hui, « c’est le renoncement de l’Europe », trahie par des irresponsables nationaux ! Jamais la société européenne et les sociétés nationales d’Europe, en un mot le peuple européen, n’ont été à ce point fracturées depuis les années vingt et trente du siècle dernier. L’austérité aveugle imposée aux citoyens les plus fragiles de l’Union n’avait en apparence créé du ressentiment que dans la périphérie européenne. En réalité, des politiques favorisant les inégalités sociales et territoriales et le déclassement de la classe moyenne ont alimenté les craintes et les rancœurs même dans les pays les plus prospères. Même en Allemagne, Angela Merkel le découvre désormais de manière cuisante, la peur de l’étranger, de l’Autre, sert les intérêts électoraux des extrémistes et, pire encore, contamine les partis politiques traditionnels.

« Pour arrêter les politiques nationaux dans leur course à l’abîme, les citoyens s’en remettent à des marchands de rêve, ou aux fauteurs de haine », a écrit l’économiste et fédéraliste français Bernard Barthalay (blog.mediapart.fr, 29 juin). Il a raison, c’est le cas absolument partout en Europe ; même en France où la victoire d’Emmanuel Macron sur Marine Le Pen ne peut occulter l’évidence d’une dangereuse radicalisation des idées.

« Tous les éléments d’un basculement vers la droite extrême et les nationalismes et racismes sont bien présents. Cette fois, ce sont les réfugiés dits illégaux, ou les Roms en Italie, qui sont les boucs émissaires. Ou les ressortissants mexicains aux États-Unis. On reparle, comme si c’était normal ou anodin, de centres de… regroupement. (…) Partout certains veulent reconstruire des murs et des grillages » … Ce propos exprimé sur Facebook est le fait d’une démocrate-chrétienne pondérée, longtemps porte-parole d’un Premier ministre belge qui a fini sa carrière comme président du Parti populaire européen. Que dirait aujourd’hui Wilfried Martens de la prise en otage d’Angela Merkel par le chrétien-démocrate Horst Seehofer, des agissements de Viktor Orbán ? Même s’il a longtemps fermé les yeux sur les outrances berlusconiennes et conclu des accords affligeants avec les conservateurs britanniques pour asseoir la mainmise du PPE sur le Parlement européen, pourrait-il se complaire longtemps encore dans la posture d’un Ponce Pilate au service de la realpolitik ? Non, le temps est venu que toutes les consciences démocrates prennent acte de l’évidence que la mondialisation débridée et la realpolitik européenne des dernières décennies mettent désormais gravement en danger les démocraties. En Europe comme aux États-Unis – pour ne pas parler de pays comme la Russie ou la Turquie où la démocratie n’est jamais que le cache-sexe de régimes autoritaires.

Le temps est venu aussi que les démocrates d’Europe prennent définitivement conscience que c’est l’Europe intergouvernementale incarnée par un Conseil européen omnipotent, mais en réalité impotent, qui les renvoie aux heures les plus sombres de l’histoire du continent. Notre consœur journaliste Shada Islam, aujourd’hui active chez Friends of Europe, a raison d’affirmer que « les dirigeants européens – ceux qui croient encore aux valeurs de l’Union européenne et à la solidarité au sein de l’Union – doivent cesser d’être sur la défensive en matière d’immigration et doivent résister à la pression visant à ce qu’ils adoptent une rhétorique populiste toxique » (Carnegieeurope.eu, 28 juin). Elle a mille fois raison aussi quand elle assène dans la foulée : « Au contraire, ils doivent contester les fausses affirmations selon lesquelles l’immigration entraîne une augmentation du chômage, du crime et du terrorisme. En ne le faisant pas, ils amplifient le récit populiste ».

Dans la nuit du 28 au 29 juin dernier, les membres du Conseil européen n’ont pas résisté à la pression ; Orban, Salvini, Seehofer les ont conduits à amplifier le récit populiste. Ils ont, par les conclusions qu’ils ont adoptées, confirmé que de nouveaux fascistes en puissance avaient mis le pied dans la porte en Europe.

Il appartient dès lors aux démocrates européens, de partout en Europe, d’entrer en résistance face aux dérives qui mettent en jeu non seulement l’Union, mais la paix sur notre continent à terme. Il leur faut se souvenir que, ainsi que l’a écrit Henri Lastenouse, « le projet européen répond historiquement et quasi ontologiquement à l’expérience des régimes fascistes en Europe au cours du XXe siècle » (Témoignage Chrétien, 28 juin). Il leur faut entrer en résistance pacifique en se souvenant de ceux qui, les armes à la main dans la Résistance des années 40, voulaient bâtir sur les décombres fumants de la Seconde Guerre mondiale une fédération européenne au service de ses citoyens. Ce que le Conseil européen n’a jamais voulu.

Michel Theys, disparu en 2019, était journaliste professionnel spécialisé dans les Affaires européennes et auteur. Il vivait en Belgique. Il était également éditorialiste de l’Agence Europe et pendant longtemps le responsable de la Bibliothèque européenne, un supplément à ses Bulletins quotidiens. La participation de Michel à Fédéchoses était volontaire et amicale de même que strictement personnelle. En accord avec lui et sur sa suggestion, Fédéchoses tient à préciser que l’article ci-dessous est issu de deux éditos de l’Agence Europe parus en juin 2018 et remaniés par ses soins. Qu’il en soit remercié.

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