L’Azerbaïdjan, la « Terre de Feu ». Déjà à l’époque de l’Empire russe, ses riches réserves de pétrole et de gaz attiraient les hommes d’affaires, tels que Ludvig Nobel, ou la famille de banquiers Rothschild. Bakou était alors le principal centre mondial d’extraction de pétrole et profitait déjà d’une certaine prospérité. Quiconque quitte la vieille ville orientale par l’une de ses portes médiévales est transporté dans l’Europe du XIXe siècle : historicisme, Art nouveau… un bout d’Europe en plein Caucase.
Mais qu’est-ce que l’Europe ? Où commence-t-elle ? Où s’arrête-t-elle ? L’azéri, la langue officielle, a une consonance étrangère et est apparentée au turc. Quand on se balade le long de la promenade au bord de la mer Caspienne ou que l’on quitte l’aéroport pour le centre-ville, l’architecture moderne fait penser à Dubaï. Et pourtant, je me suis presque senti un peu à la maison lorsque j’ai aperçu le visage d’Adèle peint par Klimt en passant devant une salle de cours d’art. D’où la question que je me suis posée : pourquoi ces élections devraient-elles être fondamentalement différentes ici qu’en Autriche ou en Allemagne ?
Les observateurs internationaux bénéficient de la protection de leur pays d’accueil, même s’il est nécessaire d’obtenir une accréditation des autorités électorales. Ma mission d’observation a débuté par une présentation donnée par la commission électorale centrale d’Azerbaïdjan : on nous a expliqué que 125 députés seraient élus au scrutin majoritaire. Dans chaque bureau de vote, il y aurait des représentants du gouvernement, de l’opposition et des indépendants. La même règle s’appliquerait pour les observateurs locaux. Une camarade de classe m’avait dit auparavant que ces élections étaient les premières où tous les candidats étaient autorisés à se présenter. L’ambiance générale était plutôt optimiste.
De l’agitation le jour du vote
Et puis le grand jour est arrivé. Quelques observateurs de la mission ont été affectés à l’intérieur des terres, les autres sont restés à Bakou et ses environs. Nos interlocuteurs locaux nous guidaient dans différents bureaux de vote et traduisaient ce que les membres de la commission électorale et les observateurs locaux nous disaient. De temps en temps, on pouvait discuter en anglais, comme avec cette candidate indépendante qui disposait de bonnes chances de l’emporter, grâce à sa forte présence sur les réseaux sociaux. Facebook et les autres réseaux ne sont pas bloqués en Azerbaïdjan. Par conséquent, les jeunes candidats font de leur présence sur Internet une priorité. Notre interlocutrice travaillait comme journaliste indépendante et avait axé sa campagne sur la jeunesse et le rôle des femmes. Elle a néanmoins esquivé les questions embarrassantes, comme quand on lui a demandé si elle trouvait ces élections non faussées.
Cela n’a pas été le cas d’une candidate d’une autre circonscription. La responsable du bureau de vote a entendu des critiques fuser et elle s’est approchée, ce qui a provoqué de l’agitation. Les gens ont haussé la voix. Les assesseurs ont pris leur téléphone et ont commencé à filmer. Était-ce une réaction exagérée ? La situation était embarrassante, et la barrière de la langue compliquait notre perception de la situation. Il n’y avait plus qu’à sortir. La jeune candidate, âgée d’une trentaine d’années, nous a suivis dehors et nous a parlé « d’intimidations » venant aussi bien des autorités que des « bus voting », ces bus acheminant des électeurs dans des circonscriptions âprement disputées. Dans un système de vote majoritaire, cette pratique couramment utilisée dans le pays n’est pas sans conséquence et peut modifier l’issue du scrutin. Même si nous manquons de preuves tangibles, la méfiance est là.
De nombreuses pièces d’un puzzle
Le soir, tous les membres de la mission se sont retrouvés à Bakou pour un débrief. L’un après l’autre, chacun a fait part de ses observations. Les irrégularités, qui, prises individuellement, pouvaient passer pour cas isolés, se sont transformées en fiasco démocratique une fois mises ensemble : tandis que les autorités électorales avaient fait l’éloge des caméras filmant en direct afin d’empêcher les fraudes, de nombreux rapports ont, eux, signalé qu’elles avaient été recouvertes.
Le décompte des voix ne s’est probablement pas déroulé selon des critères uniformes et le principe de double contrôle a à peine été respecté. Les observateurs locaux, dont beaucoup n’ont même pas su répondre quand on leur a demandé quel parti ou quel candidat ils représentaient, ont dû se tenir quelques mètres à l’écart. Une autre ombre au tableau : le taux de participation dans l’ensemble des bureaux de vote a été particulièrement bas, ce qui peut s’expliquer par la météo agitée, comme on nous l’a dit… ou bien par le sentiment que rien n’allait changer quoi qu’il advienne.
Un sentiment d’oppression
Le parti au pouvoir a consolidé sa majorité. Seul un siège a été remporté par l’opposition. En outre, de nombreux candidats indépendants, du moins sur le papier, ont obtenu un siège au « Milli Məclis ». Du côté des médias internationaux, accessibles uniquement avec un VPN client, de nombreux incidents ont été signalés, correspondants pour beaucoup à nos propres expériences. Des vidéos montrant des assesseurs se faire chasser violemment ont été publiées sur les réseaux sociaux tandis que d’autres ont prouvé des fraudes électorales flagrantes.
D’une main sûre, nous avons rédigé pendant toute la nuit notre rapport. La désillusion est cependant arrivée le lendemain : nous ne pourrions pas présenter le rapport lors de la conférence de presse fixe. Nous devrions, en lieu et place, parler de la participation des jeunes et de l’équipement des bureaux de vote. La nervosité de notre interlocuteur était palpable : il avait déjà eu à faire à l’État et il craignait de nouvelles représailles. À contre-cœur, nous avons obtempéré, car nous avions compris que nous risquions ici de mettre quelqu’un en danger. Voilà donc à quoi ressemble le sentiment de ne pas pouvoir s’exprimer librement.
Nous sommes bien sûr arrivés à un compromis : au lieu de présenter notre rapport, nous avons lu un communiqué au contenu critique, mais au ton quelque peu modéré. Les questions des journalistes étaient insipides. Plus tard seulement, quelques observateurs ont donné des interviews plus détaillées, avec des conséquences inattendues. Les médias locaux ne se sont pas contentés de censurer les critiques et de ne diffuser que les passages qui en étaient exempts : ils nous ont même fait dire des mots totalement inventés. La désinformation médiatique, des fake news pour ainsi dire, vécue au plus près. Sans la moindre possibilité de se défendre.
Un long chemin
Depuis, un droit de réponse a été publié. À part cela, la riposte et la rectification des faits se sont surtout faites sur Twitter. C’est que la société civile n’est pas silencieuse et crédule : beaucoup, en particulier les jeunes, rêvent d’élections libres et non faussées en Azerbaïdjan. Nous avons été dépaysés par beaucoup de choses dans ce pays, mais il existe des similitudes avec l’Europe, que ce soient les rues d’inspiration parisienne à Bakou ou la volonté de représentativité et de changement.
Le dernier jour, alors que je me baladais dans Bakou, la ville qualifiée à juste titre de ville « battue par les vents », j’ai pensé à cette jeune candidate qui s’est montrée si combattive. En partant, je lui ai serré la main et j’ai salué son courage en lui disant : « le chemin est dur et semé d’embûches, mais le combat pour la démocratie et la liberté en vaut toujours la peine ».
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