Le Taurillon : Quelle est la situation militaire en Ukraine après les contre-offensives menées à la fin de l’été ?
Cyrille Bret : À partir de la fin du mois d’août, les forces armées ukrainiennes ont mené au moins deux contre-offensives pour reconquérir deux régions occupées par les forces armées russes depuis le 24 février, celles de Kharkov et de Kherson. Ces contre-offensives ont été couronnées d’un certain succès militaire, puisque les zones d’occupation ont été réduites et que la retraite des forces armées russes a été tellement rapide qu’elle a contribué à la désorganisation de l’armée russe, menant parfois à des pertes de matériel importantes. Ces succès sont indubitables pour l’Ukraine, et sont attribuables au patriotisme et à l’inventivité des Ukrainiens, mais aussi au soutien financier et militaire des États-Unis ainsi que de nombreux pays européens, en premier lieu les pays baltes et la Pologne.
L’Union européenne doit-elle appuyer ces contre-offensives ukrainiennes ?
Oui, c’est la position invariable de l’Union européenne (UE) depuis l’annexion illégale de la Crimée en 2014. L’UE estime que la politique étrangère poursuivie par la Russie à l’égard de l’Ukraine est illégale, qu’elle remet en cause le mémorandum de Budapest, qu’elle remet en cause les frontières internationalement reconnues de l’Ukraine mais également les engagements mêmes de la Russie en Ukraine. Il en va d’un aspect fondamental de l’UE dans son ensemble, qui est le respect de la légalité internationale et le respect des traités passés avec la Fédération de Russie après la chute de l’Union soviétique. Donc oui, l’UE doit continuer à soutenir l’Ukraine.
De quelles manières peut-elle le faire ?
Je pense qu’il faut se garder de deux erreurs, qui sont communément faites dans des médias qui ne brillent pas par leur attachement à la construction européenne. La première serait d’instituer une compétition de qui aide le plus ou le mieux l’Ukraine, en prenant le parti pris que de toute façon les Européens ne sont pas à la hauteur. La deuxième erreur dont il faut se garder, c’est de penser que l’aide à l’Ukraine ne se mesure qu’au nombre de canons Caesar, armements, instructeurs militaires qu’on envoie.
Les États-Unis, avec les dizaines de milliards de dollars qu’ils envoient en Ukraine, sont souvent considérés comme bien meilleur soutien que les Européens. C’est faux. C’est faux quantitativement d’abord, puisque les soutiens financiers constants depuis les années 2000 à l’Ukraine par les Européens sont très importants. C’est également faux, diplomatiquement, car c’est l’Union européenne qui a proposé à l’Ukraine de l’intégrer dans son partenariat oriental. Récemment, l’Union européenne a d’ailleurs pris le risque géopolitique le plus grand, en proposant une adhésion à l’Ukraine. C’est enfin faux d’un point de vue humanitaire, puisque ce sont les Européens qui accueillent les réfugiés ukrainiens.
Le soutien à l’Ukraine se mesure au niveau diplomatique et stratégique, et les Européens ont frappé de huit séries de sanctions la Russie, y compris au prix de répercussions négatives sur leurs économies. Ce sont d’ailleurs ces mêmes Européens qui seront sollicités au moment de la reconstruction de l’Ukraine.
Si la guerre se termine, est-ce que l’attribution à l’Ukraine du statut de candidate à l’entrée dans l’Union européenne pourrait vraiment aboutir ?
Tout d’abord, au moment où le statut de candidate à été accordé, j’étais personnellement très réservé quant à l’octroi d’une perspective d’adhésion de l’Ukraine à l’UE. Au printemps dernier, l’Ukraine avait besoin d’un soutien financier et militaire immédiat, et pas de perspectives d’adhésion à long terme : je trouvais cette réponse inadaptée aux besoins de l’Ukraine. En outre, cette adhésion est une mesure d’urgence, alors même qu’une adhésion à l’UE est un processus très long et très complexe. La procédure accélérée voulue pour l’Ukraine peut décourager des États qui ont mis des dizaines d’années à nourrir et alimenter leurs candidatures.
Mais désormais, il ne sert plus à rien d’y revenir. C’est un fait acquis, les perspectives d’adhésion ont été données, et l’UE ne peut y revenir sans se déjuger, ce qui serait complètement contraire à sa stratégie géopolitique, son influence internationale et son bras de fer avec la Russie. La responsabilité ne repose néanmoins pas seulement sur les épaules des Européens, mais également sur celles des Ukrainiens pour faire de cette adhésion un succès. Je souligne cependant qu’il ne faut pas confondre adhésion à l’UE avec adhésion à l’OTAN.
Plus largement, qu’est-ce que la participation de l’Ukraine à la première réunion de la Communauté politique européenne début octobre apporte aux Ukrainiens ?
Concrètement, l’apport est très limité. C’est plutôt aux Européens que cette première réunion bénéficie, car elle permet de recueillir un soutien plus large à la politique de soutien de l’Ukraine. Elle a permis de manifester leur solidarité sans devoir trop accélérer la procédure d’adhésion à l’UE, ce qui aurait eu pour conséquence de brûler des étapes absolument nécessaires. Rien ne serait pire pour l’Union européenne que des adhésions mal préparées, qui remettraient en cause l’acquis communautaire. Cela endommagerait le futur de l’Union européenne.
En comparaison avec les actions individuelles des États membres, quel est le rôle actuel des institutions européennes dans le soutien à l’Ukraine ?
L’UE a déjà fait l’essentiel en adoptant les sanctions, car ce sont ces sanctions qui produiront le changement géopolitique à long terme. Ce changement va permettre à l’Union européenne d’exister comme puissance à l’échelle internationale, sur le continent face à la Russie et la Turquie, mais également face à la Chine.
Concernant le soutien militaire, l’urgence de la situation en Ukraine a engendré beaucoup de discussions bilatérales, puisqu’il n’y a pas besoin de coordination à 27. Cette guerre, qui dure depuis 7 mois maintenant, a commencé avec une situation d’extrême urgence qui a nécessité une réaction rapide des Européens. De plus, le fait de laisser les États soutenir individuellement l’Ukraine avec du matériel militaire a permis aux États de décider d’ajuster leur soutien militaire à leur position. Ils ont ainsi pu s’assurer qu’ils n’avaient pas eux-mêmes besoin des armements envoyés en Ukraine, que ces armements correspondaient à leur doctrine générale et en veillant que les autres pays européens n’interfèrent pas dans leurs propres décisions critiques et stratégiques.
Est-ce que l’Union européenne peut être encore plus sévère dans ses sanctions vis-à-vis de la Russie ?
Oui bien sûr, si l’Union européenne veut aller plus loin dans les sanctions, elle en a la capacité, car de larges pans économiques, notamment ceux purement civils, ne sont pas encore frappés par ces sanctions. En revanche, il faut que cela ait un sens géopolitique. Un sens tout d’abord pour que le rapport de force avec la Russie soit amélioré pour les intérêts de l’Union, et un sens ensuite pour que cela corresponde à une gradation.
L’UE ne sanctionne pas pour sanctionner. Elle le fait pour proportionner sa réponse à l’évolution du conflit, pour marquer son refus et pour obtenir des effets à long terme sur la politique étrangère russe. Elle est capable d’aggraver encore les sanctions, mais il faut surtout qu’elle le fasse à bon escient pour ses propres intérêts de courts et longs termes.
Quel est le risque pour l’Union européenne ?
L’Union européenne ne doit jamais renoncer à ses propres intérêts stratégiques. Elle a des intérêts qui ne sont ni ceux des États-Unis d’Amérique, ni ceux de l’Ukraine, ni encore de chacun des États membres de l’Union. Elle a des intérêts comme ensemble stratégique en émergence, et elle n’a aucune raison de les renier dans la situation actuelle.
Cela signifie qu’elle n’a pas à s’aligner sur les intérêts des États-Unis, même si elle partage très largement leurs valeurs, et elle n’a pas non plus à flancher face à la Fédération de Russie - elle est plus puissante que la Fédération de Russie. Enfin, elle n’a pas à épouser inconditionnellement ce que l’Ukraine lui demande, face aux accusations répétées de ne pas assez soutenir l’Ukraine. L’UE ne doit pas avoir honte d’assumer les intérêts européens.
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