Qui et que sont les travailleurs du sexe ? Pourquoi le choix des mots est important
Nous suivons la définition de la Note directrice de l’UNAIDS sur le VIH et le travail du sexe, qui définit les travailleurs du sexe comme « les femmes, les hommes et les personnes transgenres de plus de 18 ans qui reçoivent de l’argent ou des biens en échange de services sexuels, que ce soit régulièrement ou occasionnellement et qu’ils s’identifient ou non eux-mêmes en tant que travailleurs du sexe. » Dans cette définition, trois éléments sont à souligner :
1. Le travail du sexe et les travailleurs du sexe ne concernent que des adultes ; 2.Le travail du sexe concerne des actes consensuels entre adultes ; et 3.La définition du travail du sexe ne comprend pas d’actes impliquant la tromperie, la fraude, la coercition, la force ou la violence.
Dans une publication du Réseau mondial des projets sur le travail du sexe, Dr Elena Jeffreys, une travailleuse du sexe et défenseure des travailleurs du sexe, soulignait l’importance d’utiliser « travail du sexe » comme un terme parapluie inclusif lors des initiatives pour s’organiser, de la définition des politiques publiques et de la prestation de services. Dans le texte, elle insiste sur le fait qu’utiliser les bons mots aide chacun à comprendre que le travail du sexe est un vrai travail, comme tous les autres.
Le langage est un outil puissant qui crée et forme la réalité, et la façon dont nous parlons du travail du sexe n’est jamais neutre. Les mots que nous utilisons font sens et influencent la compréhension que les gens ont du sujet et la façon dont il est abordé. Bien souvent, un cadrage négatif peut conduire à une description simpliste ou stéréotypée, qui néglige la complexité des réalités que représente le travail du sexe.
Légalisation, criminalisation, ou quelque chose entre les deux ?
En Europe, de nombreux modèles de règlementation du travail du sexe existent, différents pays ayant des approches diverses. L’Allemagne et les Pays-Bas ont adopté un modèle de légalisation complète, où le travail du sexe est traité comme une profession légitime. Cela s’accompagne de l’obligation pour les travailleurs du sexe d’enregistrer leur métier et payer l’impôt sur le revenu, ainsi que d’autres règles, et l’existence de droits et protections légales. Enfreindre ces lois, et l’achat comme la vente de prestations sexuelles en dehors de ces règles, est passible de sanctions pénales.
D’un autre côté, des pays comme la Suède ont opté pour une décriminalisation partielle, où vendre des prestations sexuelles est légal, mais pas en acheter. Ce modèle cherche à déplacer les conséquences légales sur ceux qui achètent ces prestations plutôt qu’à ceux qui les proposent. Pour Michelle N. Jeanis, professeure assistante en Droit Pénal à l’université de Louisiane à Lafayette, cela « semble coïncider avec une réduction des risques par de nombreux aspects ». Cependant, elle analyse cette approche juridique comme conservant de nombreux moyens de faire du mal, surtout dans le domaine du trafic sexuel.
Enfin, la Belgique (avec la Nouvelle-Zélande) a appliqué un modèle de décriminalisation que les travailleurs du sexe défendent dans leur majorité, selon des organisations comme l’Alliance Européenne des Droits des Travailleurs du Sexe (ESWA). Là, l’offre, la consommation de sexe ainsi que la publicité pour des services comprenant du sexe sont légales pour des adultes consentants. Le débat sur le modèle le plus efficace et éthique de légalisation continue d’évoluer à travers l’Europe. Jusqu’à maintenant, la plupart des recherches sur le sujet s’est focalisée sur les approches soit vers la légalisation du travail du sexe, soit vers sa décriminalisation. Dans une conversation avec May-Len Skilbrei, professeure au département de criminologie et sociologie du droit à l’université d’Oslo, celle-ci a noté que « les débats de politique publique sont typiquement orientés vers une poignée de pays, donc il y a beaucoup de recherches sur ce petit nombre de pays. Et en revanche, il y a très peu de recherches sur les autres ». Pour un chercheur, cela crée un biais du point de vue des connaissances existantes, biais qui doit être résolu pour une meilleure compréhension des politiques menées et de leurs résultats.
Selon Skilbrei, au-delà des approches juridiques et basées sur des politiques publiques, il est important de considérer que la manière dont la loi contrôle la prostitution ne correspond pas toujours à la façon dont les marchés de la prostitution sont réellement gérés au quotidien. Pour la professeure, une approche plus basée sur les données, qui prend en considération des aspects au-delà du « groupe qui est organisé autour du phénomène » (par exemple les organisations de travailleurs du sexe et leurs expériences) pourrait aider à mieux éclairer la prise de décisions. La professeure Jeanis défend ainsi une plus grande collaboration entre praticiens et chercheurs. Avec cela à l’esprit, l’on voit bien comment regarder un plus grand nombre de modèles et leurs conséquences, d’un point de vue plus analytique et basé sur la recherche, pourrait informer les États membres sur comment réguler la pratique du travail du sexe.
Focus sur le modèle nordique – ou la criminalisation des clients
Le modèle nordique, introduit par la Suède en 1999, approche le travail du sexe par un effort pionnier pour combattre l’industrie du sexe tarifé en criminalisant les clients, considérant cela comme une stratégie fondamentale pour éliminer la demande de tels services. Ce modèle a dépassé les frontières suédoises, avec la Norvège et la Finlande adoptant des approches similaires peu après. L’Islande, l’Irlande du Nord, le Canada, la France, l’Irlande et, plus récemment, Israël ont également mis en place des variations du modèle nordique, alignées sur accent sur la criminalisation de la demande de l’industrie du sexe.
Ce modèle reconnait que la grande majorité des clients sont des hommes et que la grande majorité des travailleurs du sexe sont des femmes et des filles. Il analyse la prostitution comme une forme de violence faite aux femme et comme incompatible avec l’égalité femme-homme. Cette approche incorpore des programmes d’éducation du public, décourageant l’achat de services sexuels, ainsi que des programmes exhaustifs de sortie, et un soutien social et économique pour assister des personnes prostituées quittant l’industrie.
La légalisation – avec ou sans règlementations
Parmi les États de l’UE qui légalisent le travail du sexe, une étude du Parlement européen en 2021 fait la différence entre ceux qui le règlementent totalement, partiellement, ou pas du tout. Dans cette dernière catégorie, le travail du sexe n’est ni interdit ni règlementé, et la prostitution se trouve dans un vide juridique. La principale différence entre les pays le régulant partiellement se trouvent dans les différentes formes de proxénétisme autorisées.
Si l’on regarde le premier groupe de pays, avec une légalisation totale, on trouve l’Allemagne, la Grèce, la Lettonie, les Pays-Bas, l’Autriche et la Hongrie. En Allemagne, le travail du sexe est légal depuis 2002, mais en 2016 et 2017 de grands changements ont été introduits dans la loi : d’une part, une nouvelle disposition du code pénal (article 232a c.c.) a été introduite, ciblant les clients de travailleurs du sexe contraints ou victimes de trafic. D’autre part, une loi de protection des prostitués (Prostituiertenschutzgesetz) a été votée pour soutenir les travailleurs du sexe et combattre l’exploitation criminelle. La loi contient des obligations pour les travailleurs du sexe, telles que l’enregistrement et un suivi obligatoire, oblige à l’utilisation d’un préservatif, et introduit des restrictions quant à la publicité pour les services sexuels. Mais dernièrement, le chancelier Olaf Scholz a clairement déclaré qu’il pourrait changer la situation dans le futur.
Selon l’étude européenne déjà citée, le second groupe, avec les pays règlementant seulement partiellement ou pas du tout le travail du sexe, est le plus grand, avec 55,6% des États membres de l’Union Européenne (Bulgarie, Danemark, Estonie, Finlande, Italie, Luxembourg, Malte, Pologne, Portugal, Slovaquie, Slovénie, Espagne, Chypre et la République tchèque). En République tchèque, par exemple, le modèle de légalisation induit la prohibition de faire du profit avec le travail du sexe (article 189 c.c). La pratique est ainsi notablement exclue du droit commercial, dans un pays avec plus de 860 bordels et une application de la loi souvent laxiste. En conséquence, les travailleurs du sexe choisissent généralement de déclarer d’autres professions, comme serveur ou serveuse, pour avoir accès à la sécurité sociale.
La décriminalisation comme une solution possible
Depuis le 1er juin 2022, la Belgique ne considère plus le travail du sexe comme illégal. C’est le premier pays en Europe et, après la Nouvelle-Zélande, le deuxième dans le monde à décriminaliser le travail du sexe. Contrairement au modèle précédemment décrit, les travailleurs du sexe opérant dans ces pays sont autorisés à se déclarer comme indépendants. Un texte de loi adopté en juin 2023 les autorise désormais également à travailler de manière salariée. Avec cette décision, des mesures de protection additionnelles doivent être garanties, comme l’installation de boutons d’alerte sur le lieu de travail et l’obligation pour les employeurs d’avoir un casier judiciaire vierge. De plus, contrairement à l’alternative de la légalisation, le travail du sexe n’est pas interdit par la loi car il ne serait pas considéré comme une infraction même s’il était pratiqué en-dehors de ce cadre.
De plus, les travailleurs du sexe exerçant en Belgique ont besoin d’un permis de travail, ce qui permet aux travailleurs migrants d’offrir leurs services s’ils ont un visa. Cette situation diffère de la Nouvelle-Zélande, où la loi de réforme de la prostitution (Prostitution Reform Act, 2003) autorise uniquement les citoyens (pas les détenteurs de visa) de plus de 18 ans à vendre des services sexuels, indépendamment du fait qu’ils soient dans la rue ou dans une maison close. Les droits des travailleurs du sexe en Nouvelle-Zélande sont garantis par l’emploi et la législation protégeant les droits humains. Il est important de mentionner qu’avant la légalisation, le modèle nordique a été considéré par le parlement, qui l’a rejeté après avoir consulté des travailleurs du sexe et des personnalités féministes.
Vers une approche européenne ?
Avec son rapport de septembre dernier, le Parlement européen a tenté d’aborder le travail du sexe d’une manière plus unifiée à travers les pays de l’UE. D’autres récents développements sur le sujet incluent une résolution de 2014, également du Parlement européen, dans laquelle il était conseillé aux États-membres d’adopter le modèle nordique, et, en aout 2023, la décision de la Cour européenne des droits de l’Homme d’étudier la plainte de travailleurs du sexe contre loi française luttant contre le travail du sexe. Cette dernière décision a été bien reçue, entre autres, par un expert de l’ONU et le Réseau mondial des projets sur le travail du sexe, qui a décrit l’annonce de la Cour comme une « victoire historique ».
Et, bien que le travail du sexe soit désormais plus que jamais discuté à un niveau européen, comme le souligne Skilbrei, en vérité, le lien entre le sujet et le droit pénal fait qu’il dépend dans la plupart des cas des juridictions nationales. « C’est uniquement quand un enjeu est considéré comme fortement transnational qu’il peut être géré par une coopération entre États membres », ajoute la professeure. Pour elle, pour que l’UE mette en œuvre une approche législative commune du travail du sexe, il faudrait nécessairement lier les argument au trafic d’êtres humains et à sa place dans l’agenda législatif européen.
En plus de cela, « une harmonisation européenne pourrait ne pas être une bonne idée », selon Skilbrei, car « il y a des différences majeures dans les cultures juridiques, les compétences des forces de police, l’interaction avec d’autres lois et les normes sociales dans chaque pays, et il y a de bonnes raisons de croire que des politiques de répression du sexe tarifé identiques sur le papier ne le serait pas dans les faits ». Sur les dangers à discuter de modèles de règlementation pouvant être adoptés par l’ensemble des États, Michelle N. Jeanis ajoute que, quand c’est possible, l’adoption d’un modèle dans un autre contexte que celui d’où il a émergé « nécessiterait probablement un changement des mentalités quant au travail du sexe et que cela se reflète dans les politiques publiques, ce qui est une toute autre discussion ».
À part demander « comment règlementer le travail du sexe », les États de l’UE pourrait alors avoir à se demander si un accord sur une règlementation est possible ou même bénéfique à chaque contexte différent. D’une manière ou d’une autre, les chercheurs et les organisations internationales tendent à se mettre d’accord sur un point : quand on définit des politiques sur la pratique du travail du sexe, le focus devrait être sur l’égalité des genres et la capacité à garantir les droits humains de base.
Cet article fait partie du projet « Newsroom Europe », qui forme de jeunes Européens de trois États membres (Allemagne, Suède et Espagne) à l’information journalistique critique et ouverte et au fonctionnement de la prise de décision au niveau européen. Le projet est mené conjointement par la Europäische Akademie Berlin e.V., le National Museum of World Culture Sweden, et la Friedrich Naumann Foundation Spain, et est également cofinancé par l’Union Européenne.
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