Comment le gaélique écossais peut-il européaniser la Grande-Bretagne

Combattre la paranoïa linguistique du Royaume-Uni

, par Gavin Dewar, Traduit par Lorène Weber

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Comment le gaélique écossais peut-il européaniser la Grande-Bretagne
Randonnée sur l’île de Skye, Ecosse, terre du Sabhal Mòr Ostaig, collège de langue gaélique. CC Gavin Dewar

Bien qu’elles n’aient pas été valorisées par les gouvernements britanniques successifs, le Royaume-Uni jouit de plusieurs langues régionales, richesses culturelles négligées du pays. Gavin Dewar, citoyen écossais et diplômé d’Histoire et Politique de l’Université d’Edimbourg, rend hommage au gaélique écossais, offre une analyse critique de la « paranoïa linguistique du Royaume-Uni », et évoque la dimension européenne des langues celtiques.

Vu sans être entendu

Le gaélique écossais est vu sans être entendu. Du nord au sud, de l’est à l’ouest, la politique du gouvernement écossais depuis le début du siècle a progressivement transformé la plupart des panneaux de signalisation sur les routes et dans les gares pour qu’ils comportent l’ancienne langue des Highlands. Ainsi, de Shetland (historiquement de langue scandinave) à Glasgow (historiquement de langue écossaise), il n’est pas rare de se retrouver face à un panneau annonçant Fàilte ! (bienvenue) au-dessus d’une gaélicisation romantique et déconcertante du nom de la ville en question. Edimbourg devient Dùn Èideann ; Inverness devient Inbhir Nis. En Ecosse, les panneaux sont fièrement bilingues.

En revanche, son peuple ne l’est pas.

Malgré la prévalence du gaélique écrit dans l’Ecosse contemporaine, le lyrisme et la musicalité du gaélique parlé est, de manière frappante, rare en dehors des îles de l’ouest, des festivals de folk, de la BBC Alba (depuis 2008) [1], et de quelques scènes de la série Outlander. En effet, bien que beaucoup d’Ecossais perçoivent le gaélique avec un certain romantisme, il est aussi considérablement regardé avec dédain.

Cela peut se voir dans le débat entourant les panneaux de signalisation bilingues. Plutôt que d’être considérée comme la célébration d’une culture vibrante et d’une éducation linguistique, cette politique a été largement attaquée comme une tactique nationaliste et (à tort) comme un énorme gaspillage d’argent. Au final, la promotion du gaélique est vue comme une manœuvre politique fermée d’esprit, et non pas comme un changement culturel clairvoyant.

Paranoïa linguistique

Cette réponse colérique à la promotion du multilinguisme peut être considérée comme une attitude étrange par bon nombre de nos concitoyens européens, en particulier ceux qui ont grandi dans des régions où jongler avec trois ou quatre langues fait nonchalamment partie de la vie de tous les jours. Pourtant, en Ecosse, et à plus forte raison dans le Royaume-Uni tout entier à l’exception du melting pot de Londres, parler des langues modernes autres que l’anglais est considéré comme un acte exotique, et j’oserais même dire suspect.

J’irais même jusqu’à dire que le Royaume-Uni est en prise avec une paranoïa linguistique. Ce phénomène, qui transforme les langues continentales en menaces et les langues celtiques en reliques nationalistes, est le résultat de l’héritage impérialiste, profondément ancré dans la culture britannique. La vieille attitude selon laquelle « Britannia domine les flots » et apporte le progrès et la civilisation à ses sujets, s’est enracinée dans la psyché britannique par des médias résolument anglophones, une sphère politique strictement conservatrice, et un système éducatif qui renforce la « mentalité insulaire », dans laquelle la paranoïa linguistique se développe. L’Empire n’existe plus, l’attitude demeure. En se complaisant dans son propre lent déclin, la culture politique britannique est arrogante, dépassée, et profondément risquée.

Le déclin celtique et la tentative de renaissance

La construction sociale de l’identité britannique nécessitait la destruction d’identités concurrentes, et c’est dans ce contexte que les langues celtiques des îles britanniques ont été historiquement écrasées. La langue galloise a été systématiquement décimée après les guerres d’indépendance qui se sont terminées au quinzième siècle, tout comme la langue cornouaillaise. Après le très impopulaire Traité d’Union entre l’Angleterre et l’Ecosse en 1707, et les rébellions jacobites qui ont suivi et qui ont commencé dans les vallées des Highlands, les clans gaéliques ont vu leur langue et leur culture rebelles férocement réprimées. La colonisation de l’Irlande a vécu une situation semblable, et sans doute encore plus violente, avec la suppression de la langue irlandaise, alors que l’impérialisme britannique naissant faisait une démonstration de force dans le premier de ses nombreux nouveaux dominions.

La suppression ouvertement violente de la culture celtique s’est progressivement relâchée. Mais lorsque le célèbre romancier Walter Scott donnait une vision romantique du passé gaélique de l’Ecosse au début du dix-neuvième siècle, créant un précédent pour tous les comportements futurs regardant l’héritage celtique de la Grande-Bretagne comme une curiosité pittoresque, le mal avait été fait. Les Highlands avaient été vidées, son peuple dépossédé pour laisser place à des élevages de moutons, et sa langue reléguée dans une périphérie tranquille et découragée. Le cœur des communautés linguistiques du pays de Galles, de Cornouailles et d’Irlande a été réduit au silence de manière similaire.

Avec le déclin et la chute de l’empire britannique, l’indépendance de la République d’Irlande, et la modernisation du Royaume-Uni, la situation a continué à évoluer. Le gallois a survécu et s’est débattu, en particulier dans le nord, avec environ 720 000 locuteurs actuellement (environ 20% de la population). Le cornouaillais est couramment parlé par environ 2000 personnes. Et le gaélique écossais a connu un lent déclin, bien qu’il reste stable avec 60 000 locuteurs (1,7% de la population écossaise), dont la plupart vivent dans les îles de l’ouest et ne considèrent pas le parler couramment. Pourtant, comme mentionné précédemment, alors que la domination britannique ne décourage pas activement l’apprentissage de ces langues, la culture politique quasi impérialiste qu’elle porte ne l’encourage certainement pas non plus.

Dans la République d’Irlande, et dans l’île de Man, un espoir existe pour les langues celtiques qui se sont établies comme des composantes centrales des Etats auxquelles elles appartiennent. En effet, l’Irlande et ses 1,8 million de locuteurs irlandais ont commencé avec succès la résurrection (ou du moins la reconnaissance) des langues celtiques sur la scène européenne, l’irlandais étant une des 24 langues officielles pleinement reconnues de l’Union européenne. La pression qu’elles émettent à l’égard du système britannique est pourtant négligeable : quelle que soit leur influence européenne, l’irlandais et le mannois (ou manx) sont maintenant des langues étrangères, et sont traitées en tant que telles, avec le même dédain que le français, le suédois ou le maltais. Pour que le statu quo soit brisé sur l’île de Grande-Bretagne, l’hégémonie paranoïaque de la langue anglaise doit être contestée de l’intérieur.

Le multilinguisme est un trait fondamentalement européen

Il est souvent demandé pourquoi de tels efforts devraient être entrepris pour maintenir ces langues celtiques à présent périphériques dans le Royaume-Uni du vingt-et-unième siècle. Après tout, les Britanniques sont socialement conditionnés de naissance pour assumer que l’anglais est certainement la langue internationale la plus utile et prédominante du monde occidental, et que le Royaume-Uni devrait en être fier comme il en est le lieu de naissance et le bastion. Cette attitude en dit long, et est un indicateur d’un des facteurs psychologiques qui nourrit la mentalité insulaire collective de la Grande-Bretagne : celle de l’utilité froide et fonctionnelle des langues, et de la force d’une nation à qui la langue « appartient », ce qui est prétendument l’aspect le plus important de la communication internationale.

Les mérites et les particularités de langues différentes sont largement écartées dans la campagne pour promouvoir et défendre la domination de l’anglais. Apprendre une autre langue, c’est adopter une nouvelle perspective, adapter son esprit à une palpitante nouvelle façon de penser. C’est passionnant. C’est stimulant. Et, dans la société britannique traditionnelle, c’est effrayant.

Cette attitude contraste avec une pensée européenne plus large, et avec le fier multiculturalisme qui définit en partie l’identité européenne. Avec une culture politique britannique qui s’accroche désespérément à l’idée que l’anglais est la seule langue qui vaille la peine d’être apprise, le Royaume-Uni continuera à ressentir un détachement de la plus large communauté européenne, qui voit l’anglais comme un pont unificateur entre plusieurs cultures linguistiques, et non pas comme une langue supérieure et exclusive offerte au monde par l’empire britannique.

Le plus vite le Royaume-Uni reconnaîtra que le multilinguisme n’est pas une menace mais une bénédiction, le plus tôt nous pourrons commencer à contrer la peur, l’incompréhension et la xénophobie qui ont nourri le vote pour le Brexit. Quand le polonais ou le hongrois pourront être entendus dans les rues de Hull, Swansea ou Aberdeen, reconnus comme des langues européennes qui enrichissent la culture que nous partageons, et non pas vus comme des signes de « l’étranger », alors la paranoïa linguistique du Royaume-Uni se sera finalement calmée. Et si les langues européennes commencent à être regardées avec davantage d’admiration et d’esprit de camaraderie, alors les langues non européennes seront aussi considérées avec moins de suspicion et d’arrogance impérialiste. En incluant l’allemand, le roumain et le croate, la société britannique pourrait ensuite s’ouvrir à l’influence du mandarin, de l’hindi et de l’arabe.

Gaélique européen

Mais comment ce réveil linguistique, culturel et politique de la forteresse Britannia pourra-t-il se déclencher ? Voici comment nous revenons au potentiel inexploité des langues celtiques, et en particulier du gaélique écossais.

Le gaélique a un nombre de partisans significatif, mais ils sont éparpillés, et timidement encouragés par le gouvernement du Parti national écossais (Scottish National Party SNP) à Edimbourg. Le Bòrd na Gàidhlig (Bureau de la langue gaélique) et le Comunn na Gàidhlig (Cercle de la langue gaélique), ainsi que l’université gaélique de l’île de Skype (le Sabhal Mòr Ostaig), et le média précité de la BBC Alba offrent un appui culturel et institutionnel au mouvement gaélique, tous légalement soutenus par la loi sur la langue gaélique d’Ecosse (Gaelic Language (Scotland) Act / Achd na Gàidhlig (Alba)) votée au Parlement écossais en 2005. Et ensuite, il y a le cas des panneaux de signalisation bilingues. Mais ces initiatives, bien qu’elles aient certainement commencé le processus de normalisation du gaélique et suscitent beaucoup d’intérêt, n’ont pas été capables de déclencher une révolution multilingue et de briser la paranoïa linguistique de notre conflictuelle île.

Un changement fondamental dans la manière dont le gaélique est perçu doit être cultivé. Pour beaucoup, l’apprentissage du gaélique est l’indicateur d’un nationalisme féroce, et est intrinsèquement lié à une branche particulièrement radicale du mouvement indépendantiste écossais. Que le futur constitutionnel de l’Ecosse se situe à l’intérieur ou à l’extérieur du cadre politique du Royaume-Uni, il restera géographiquement - et plus largement culturellement - britannique. En conséquence, son potentiel de catalyseur pour un Royaume-Uni plus multilingue, et donc plus européanisé demeure, quels que soient les évènements politiques à venir.

Si la résurrection du gaélique écossais peut se faire d’une façon suffisamment spectaculaire, intellectuelle et inclusive, il pourrait s’emparer de l’imagination culturelle des îles britanniques et de l’Europe dans son ensemble. Pour ce faire, il ne peut demeurer « vu sans être entendu » plus longtemps : il doit être fièrement chanté sur toutes les scènes disponibles.

Ainsi, parler davantage gaélique au Parlement écossais, ainsi qu’au Parlement britannique et au Parlement européen (tant que l’opportunité demeure), sera une étape cruciale. Le gaélique doit aussi devenir plus répandu à la télévision, à la radio et sur internet : popularisé, modernisé et normalisé plutôt que traité comme une curiosité de la seule BBC Alba. Des cours abordables et originaux de gaélique devraient être rendus plus accessibles et attractifs à travers le pays. Et surtout, un fait doit être répété, souligné et martelé : le gaélique est une langue européenne ! Tha a ’Ghàidhlig na cànan Eòrpach !

Si le gaélique peut arrêter d’être considéré comme un outil séparatiste à l’agonie, et vu comme une force moderne et dynamique de la fabrique culturelle européenne, alors il y a de l’espoir pour l’Ecosse et pour l’île dont elle fait partie. Alors, et seulement alors, serons-nous les témoins des débuts d’un nouveau chapitre palpitant du Projet européen : un réveil social égalitaire et tolérant au cœur de l’île la plus puissante et problématique d’Europe. Notre continent, se débattant toujours pour être « uni dans la diversité », sera devenu un peu plus uni, et un peu plus divers.

Le gaélique écossais en tant que mouvement européen sera vu, entendu et célébré dans le monde entier.

Notes

[1Note de la traductrice : la BBC Alba (BBC Ecosse) est une chaîne de la BBC diffusée en gaélique écossais

Vos commentaires
  • Le 25 janvier 2018 à 21:37, par Buidheag En réponse à : Comment le gaélique écossais peut-il européaniser la Grande-Bretagne

    Article intéressant, mais qui ressasse quand même quelques clichés sans trop se fatiguer. 1. La moitié des locuteurs du gaélique vivent dans les Lowlands. Si vous aviez consulté les données du référendum, vous le sauriez. On compte environ 10 000 locuteurs à Glasgow et 6000 à Édimbourg. Le gaélique n’est donc pas du tout « rare en dehors des îles de l’ouest », il suffit simplement de savoir frapper à la bonne porte : dans les grandes villes, essayez par exemple les universités ou les associations de musique traditionnelle. 2. Le gaélique ne vient pas de l’anglais. Inverness ne devient pas Inbhir Nis, c’est au contraire l’anglicisation phonétique (au demeurant dénuée de toute sémantique) du gaélique Inbhir Nis, qui lui signifie « embouchure du Nis », ce dernier étant un petit fleuve. Idem pour la plupart des autres noms gaéliques, comme Dùn Èideann ou Glaschu : ils existaient bien avant d’être anglicisés par des envahisseurs illettrés. Ne renversons pas les rôles : l’anglais est arrivé en Écosse APRÈS le gaélique. Et historiquement, ce ne sont pas les locuteurs de l’anglais qui ont été victimes des Highlands clearances.

  • Le 26 septembre 2018 à 11:52, par Benjamin En réponse à : Comment le gaélique écossais peut-il européaniser la Grande-Bretagne

    Article très intéressant, toutes mes félicitations.

    Petite erreur cependant, le cornouaillais est un dialecte du breton. La langue des Cornouailles, c’est le cornique !

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