Chypre : du gaz, des élections, des ennuis

, par Pierre Le Mouel

Chypre : du gaz, des élections, des ennuis
Mustafa Akinci (à gauche) le président de la République Turque de Chypre Nord Cypriot et Nicos Anastasiades (à droite), récemment réelu à la présidence de la République de Chypre. CC - UN Geneva

Le second tour de l’élection présidentielle chypriote du 4 février dernier s’est soldé par la réélection de Nikos Anastasiades du parti conservateur DISY. Ce résultat sans surprise selon la presse locale passe presque inaperçu suite à la montée des tensions avec la Turquie concernant les ressources hydrocarbures au large de l’île divisée.

Les ressources offshore de l’île d’Aphrodite attisent depuis quelques années maintenant la convoitise des géants de l’industrie des hydrocarbures mais aussi ses voisins. La République de Chypre a déjà signé avec plusieurs firmes internationales des accords d’exploitation pour les 13 zones délimitées dans la Zone Economique Exclusive de l’Etat officiellement reconnu. Le marché chypriote étant toutefois trop petit, des projets de gazoducs sous-marins sont en négociations entre Israël, Chypre et l’Egypte. Mais le voisin turc voit d’un très mauvais œil cette politique économique. C’est pourquoi, le vendredi 9 février 2018, la marine turque a interdit d’accès à sa zone d’exploitation un navire affrété par ENI, entreprise de forage italienne, augmentant les tensions déjà présentes depuis l’échec des négociations tenues en Suisse à la fin de 2017 concernant la réunification de l’île.

Ayant utilisé l’argument de manœuvres navales, la Turquie ne souhaite pas voir d’exploitation commencer sans un partage équitable, selon elle, des ressources entre la République de Chypre et la République Turque de Chypre Nord (RTCN). Le président chypriote, fraîchement réélu, a refusé d’agir face à cet acte qui va à l’encontre du droit international et attend la fin des manœuvres, le 22 février. La montée des tensions autour des ressources hydrocarbures est un nouvel exemple de la difficulté à résoudre le problème chypriote alors que l’ONU, présente sur place depuis 1964 dans l’une de ses plus longues missions à ce jour, s’impatiente du va-et-vient des négociations qui ont lieu régulièrement sans jamais aboutir.

Des élections pleines d’espoir, et pourtant…

Les élections sont un très bon indicateur à Chypre. En 2005, suite à l’échec du plan Annan [1] accepté à 72% par la communauté turque de Chypre, les chypriotes turcs ont élu Mehmet Ali Talat, candidat du Parti républicain turc (CTP) ouvertement pour la réunification de l’île, face au président Denktas, fondateur de la RTCN en 1984 et son président depuis 1985. Cette année, les chypriotes grecs comme turcs ont eu à voter.

Dans la partie nord ont eu lieu le 7 janvier les élections législatives pour renouveler les 50 sièges de l’Assemblée de la République de Chypre Nord par scrutin proportionnel. Plus de 125 000 chypriotes turcs sont allés aux urnes, totalisant une participation de 66%. Bien que le Parti de l’Unité Nationale, parti fondé par Denktas dont il faut comprendre le terme « unité nationale » comme étant l’union avec la Turquie, a remporté le plus de sièges (21 pour 35,58 des suffrages exprimés) une coalition s’est formée autour du CPT pour lui retirer le pouvoir et pouvoir accompagner le président dans sa politique de réunification et de prise de distance avec la Turquie.

De l’autre côté de la Ligne Verte qui sépare l’île en deux, les chypriotes grecs ont élit leur président. Après un premier tour voyant Anastasiades, le président sortant du parti conservateur DISY, récupérer la première place avec 35,5% des suffrages devant Stávros Malás du Parti Progressiste des Travailleurs, l’AKEL, et Nikos Papadopoulos du Parti démocrate, le DIKO. Le second tour s’est révélé sans surprise. Anastasiades a emporté 56% des suffrages sur une plateforme politique mettant en avant son attachement au redressement économique et à l’austérité. On peut donc considérer que la préoccupation principale des chypriotes actuellement est l’économie qui se relance petit à petit.

Toutefois, il est rassurant de constater que le parti ultranationaliste ELAM qui prône le rattachement à la Grèce n’a obtenu que 5,65% des votes soit moins de 22 000 voix. De plus, si le second tour n’était qu’un moyen de faire perdre quelqu’un face à Anastasiadis dont la réélection était évidente selon la presse locale, il a opposé les deux candidats pro-réunification, évacuant le DIKO qui refuse une solution bi-communautaire à la division de l’île. Le futur des négociations semble donc assuré du côté chypriote grec comme turc.

Mais c’est sans compter le résultat des élections générales qui auront lieu en Turquie en novembre 2019. Celles-ci sont une étape importante dans la politique intérieure d’Erdogan puisque ce sont les premières depuis la réforme de la Constitution qui a supprimé le poste de Premier Ministre au profit de celui de Président. Si les élections sont encore dans longtemps, Erdogan ne veut pas prendre de risque sur la politique extérieure et continue de s’imposer à Chypre comme en témoigne sa récente démonstration de force pour les ressources gazières de l’île.

Une fin qui n’est pas pour bientôt

La grande question qui reste, après la prochaine échéance électorale d’Erdogan, est celle des négociations pour une réunification de l’île. Si les dernières se sont soldées par un échec, c’est parce que la question de la présence militaire de 35 000 hommes était une ligne rouge pour Ankara qui a affirmé vouloir une base militaire sur l’île alors que les deux parties chypriotes demandent un retrait total de l’armée turque. La situation est bien plus complexe qu’elle n’y parait et dépasse la simple question économique ou de ressources.

En effet, l’actuel président de la RTCN (République Turque de Chypre Nord), Mustafa Akıncı, considère l’adhésion à l’Union européenne comme un véritable but à terme tandis qu’Anastasiades a soutenu le plan Annan malgré l’opposition de son parti. Deux chefs d’Etats (reconnus ou non) qui soutiennent les efforts de négociations et envisagent une réunification. Mais en plus de l’ingérence turque sur l’île d’Aphrodite, la société reste divisée et le fossé semble se creuser de plus en plus rapidement autour de la Ligne Verte (qui n’est pas considérée comme une frontière mais une simple limite inter-communautaire par le droit international).

Dans les écoles de la partie grecque (sud), les enfants apprennent le grec standard parlé en Grèce et non pas leur propre dialecte. Dans la partie nord, Ankara envoie des immam pousser à une islamisation de la société chypriote traditionnellement laïque chez les chypriotes turcs. Les souvenirs sont encore forts de chaque côté de la période des violences communautaires et des déplacements forcés. De plus, la présence turque est très nettement visible, chaque drapeau de la RTCN est accompagné de son homologue turc. La hiérarchie politique place le général des forces militaires turques et l’ambassadeur de Turquie au-dessus du président démocratiquement élu. La Livre Turque est la monnaie officielle du nord qui vit encore sous perfusion, littéralement même lorsqu’il s’agit de l’eau qui vient directement d’Anatolie par un système d’aqueduc sous-marin.

Malgré cela, l’opposition à la présence turque est toujours forte dans la partie nord de l’île. Suite à la publication d’un article comparant l’opération turque contre les Unités des Protection du Peuple (YPG) kurdes à l’occupation de Chypre, des manifestants ont tenté de prendre d’assaut la rédaction du journal dissident Afrika, dirigé par l’opposant Sener Levent. Cette attaque du 22 janvier dernier fait suite au message d’Erdogan à ses « frères à Chypre-nord d’apporter la réponse nécessaire ». Malgré cela, quelques jours plus tard, près de 5 000 chypriotes-turcs ont manifesté devant le Parlement et l’ambassade de Turquie en soutien au journal Afrika.

L’avenir de Chypre est pour le moins incertain et les signes pointent tantôt vers une solution pacifique, tantôt vers un regain de tensions. L’exploitation des hydrocarbures de la Zone Economique Exclusive de l’île ne vient qu’ajouter un nouvel élément de conflictualité entre les deux parties de l’île. Sans compter la présence turque, contestée mais fermement imposée aux chypriotes-turcs dont le nombre a grandement réduit face aux colons anatoliens de 1975 et de leurs descendants.

Le sentiment européen persiste mais pourrait s’étioler pour des raisons économiques malgré le lent redressement économique de la partie sud (le clivage s’accroit à travers la Ligne Verte), mais aussi pour des raisons sociétales auxquelles personne ne souhaite vraiment se confronter (l’attachement à la Grèce reste très fort au sud malgré un fort rejet de la Turquie au nord). La situation est on ne peut plus épineuse et c’est là un véritable défi pour l’Union européenne dans les années à venir. Car s’il y a bien une chose qu’il ne faut jamais oublier, c’est que Chypre est un territoire de l’Union européenne sous occupation étrangère. Et ça, on en parle jamais…

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Notes

[1Plan de réunification de l’île proposé par Kofi Annan. Ce plan devait être accepté par référendum au sein des deux communautés en 2004, quelques jours avant l’adhésion de Chypre à l’Union européenne. Bien que les chypriotes-turcs aient voté « pour » à 64%, les chypriotes-grecs l’ont rejeté à 75%.

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