Aux origines de la pensée européenne : l’eunomia de Solon

, par Benjamin Galeran

Aux origines de la pensée européenne : l'eunomia de Solon
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En ces temps troublés, il importe de prendre de la hauteur et de ne pas rester saisi d’effroi par les traumatismes de la plus virulente épidémie que nous ayons connu depuis des décennies. La « maladie pesteuse », comme on disait jadis, vient de nous percuter brutalement dans notre bulle et de nous ramener à ce que nous n’aurions jamais dû perdre de vue : que nous ne sommes qu’un simple élément fragile du vivant.

Les bouleversements induits par le Covid-19 amèneront à rebattre l’ensemble des cartes de la mondialisation, tant en termes d’économies que de relations internationales. Du leadership déclinant des États-Unis depuis le début du siècle, à la revendication par la Chine d’un rôle accru sur la scène internationale, l’avenir de l’Europe se pense au cœur de cette crise épidémique.

Pour ce faire, un retour à l’Antiquité, source intarissable d’idées et de notions dans laquelle les Européens ont toujours puisé allègrement au cours de leur construction historique et philosophique, peut nous élever au-dessus du bouillonnement quotidien des mauvaises nouvelles liées à l’épidémie. Réfléchir et penser sereinement l’après-demain en observant, par un regard jeté en arrière, les politiques menées par les « Anciens » en temps de crise.

Parmi eux, Solon, législateur athénien du VIème siècle avant notre ère qui mettra fin, par de multiples réformes, à la guerre civile qui menace d’emporter Athènes dans la fureur des passions contradictoires de ses concitoyens. Autre temps, autre crise, mais le parfum de la similarité se fait sentir au travers des siècles qui séparent nos époques : il s’agit alors de trouver un remède politico-social dans une société qui se trouve à un point de bascule.

Une crise sociale d’ampleur

Au VIIe siècle avant notre ère, Athènes est une cité de type aristocratique, gouvernée par neuf magistrats élus annuellement, et par un conseil d’Anciens qui siège sur la colline de l’Aréopage. Le peuple quant à lui n’avait aucune périodicité de réunion ni aucun pouvoir de décision propre. Lorsque Solon apparaît sur la scène politique de la cité, Athènes est alors en proie à une véritable crise sociale qui menace sa propre sauvegarde [1]. C’est pour y remédier que les Athéniens font appel à lui pour réclamer son arbitrage. Solon va s’efforcer de tenir la balance égale entre les adversaires :

“Au peuple, j’ai donné autant de puissance qu’il suffit, sans rien retrancher ni ajouter à ses droits. Pour ceux qui avaient la force et en imposaient par leur richesse, pour ceux-là aussi je me suis appliqué à ce qu’ils ne subissent rien d’indigne. Je suis resté debout, couvrant les deux partis d’un fort bouclier, et je n’en ai laissé aucun vaincre injustement [2]”.

Pour mettre fin à la guerre civile, il commence par la mesure la plus importante de celles qui lui sont attribuées : la seisachtheia [3], la levée du fardeau. Cette politique a pour conséquence de supprimer les dettes et la contrainte par corps des paysans, faisant disparaître le risque de servitude en esclavage pour les paysans athéniens. À partir de cette première action visant à rétablir l’homogénéité du corps social, Solon va continuer à agir en médiateur, cherchant à faire de la cité, en proie à la discorde, un cosmos harmonieux. Il tente de proportionner les mérites de chacun au sein de la cité, et ce, par le biais d’une série de réformes [4]. Pour les Athéniens, il devient le législateur par excellence et est considéré comme le père de la patrios politeia [5], de la Constitution des ancêtres, qui ouvre la voie à la démocratie classique par la suite.

La société grecque dans l’Antiquité : la polis

Chez les Grecs, la définition de la société diffère de son acception moderne. Elle s’entend comme étant une polis, c’est à dire une communauté de citoyens libres et autonomes. Plus qu’une organisation administrative, légale ou commerciale, la société grecque se pense avant tout comme une structure humaine et sociale. L’idée de l’individu, dans son processus éducatif notamment, se conçoit comme un idéal à atteindre. Cet idéal se traduit par la recherche constante de l’élévation du sentiment moral.

Cet idéal de l’élévation du sentiment moral fut le modèle vers lequel tendirent les éducateurs, les artistes, les législateurs et les philosophes grecs. Pour eux, le moyen d’atteindre cet idéal humain passe par l’éducation qui doit constituer l’objectif de tout effort de l’individu. C’est dans ce sens que les Grecs interprétèrent leur nature et leur raison d’être.

Cette faculté consciente d’amélioration de la condition humaine par le processus éducatif est à l’origine de la civilisation grecque : une civilisation menant à la poursuite consciente d’un idéal humain.

La politique de Solon

Solon s’y employa par la mise en place d’une politique du juste équilibre : l’eunomia. L’eunomia de Solon n’est pas un programme politique au sens où on peut l’entendre aujourd’hui. Il s’agit plutôt d’un principe politique développé par lui et qu’il s’est astreint à suivre dans ses différentes décisions politiques ou législatives.

La signification de l’eunomia peut revêtir différents termes. Il est possible de comprendre « bonne législation », « ordre bien réglé », « bonne observation des lois », mais également « équité », « justice » ou encore « bonne gouvernance ».

Avant même la promulgation de sa législation, Solon avait décrit, dans un poème, l’Athènes idéale : celle où régnerait l’eunomia en la définissant d’abord comme une Athènes de l’ordre et de l’harmonie.

Solon considère comme fondement de l’eunomia la liberté de tout citoyen, le droit de vote, le droit de regard sur la politique de la cité sans compter le droit de rendre la justice. C’est ce qu’il réussit à garantir par la mise en place de différentes réformes.

De son avis, les actes injustes des grands propriétaires nuisent à la polis tout entière et à chacun en particulier. Il s’évertue à poser des limites pour éviter qu’une guerre civile ne vienne détruire Athènes.

Solon fait en sorte de faire cesser l’injustice afin d’éviter que la cité ne sombre dans l’iniquité. Toute son œuvre consiste à faire coïncider l’eunomia en tant que notion politique, pour rendre une légalité injuste au départ en une légalité juste à l’arrivée, « car, écrit-il, la vertu est juste et perdurable [6] ».

Peu connu du grand public, Solon fut toutefois plébiscité par l’un des athéniens les plus célèbres, Aristote. Ce dernier, qui fut la figure exemplaire à laquelle les érudits européens du Moyen-Âge et de l’époque moderne chercheront à se conformer, trouvera en la personne de Solon la figure du sage législateur ayant sauvé la société d’alors du précipice vers lequel elle se dirigeait.

Cet esprit de l’eunomia, de l’harmonie et du juste équilibre en toute chose peut-il être un exemple dans la solidarité européenne qui doit être mise en œuvre face à notre précipice pandémique contemporain ?

Notes

[1Solon compare cette crise à un assassinat de « la plus antique terre d’Ionie », Constitution d’Athènes, V, 2.

[2ARISTOTE, Constitution d’Athènes, Les Belles Lettres, coll. Classiques en poche, Paris, 2016, p. 23.

[3Louise-Marie L’HOMME-WERY, « Perdre sa liberté et la retrouver dans l’Athènes de Solon », dans La fin du statut servile ? Affranchissement, libération, abolition, vol. II, Actes du Groupe de Recherches sur l’Esclavage depuis l’Antiquité, 2008, pp. 395-408.

[4Voir Jean-Pierre VERNANT, Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 2002, p. 82

[5Jean DELORME, « Solon (-640 env.-apr. -560), Encyclopaedia Universalis [en ligne], consulté le 30 III 20 à l’adresse URL suivante : https://www.universalis.fr/encyclopedie/solon/.

[6PLUTARQUE, Vie de Solon, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1937, p. 174.

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