À travers ses réflexions sur des sujets variés, de la gestion de la crise sanitaire à l’épineuse question migratoire, en passant par la défense des droits humains, Mme Keller nous éclaire sur les intrications politiques qui animent la scène européenne. Son expérience en tant que rapporteur sur des dossiers stratégiques, tels que le plan de relance européen, apporte une perspective concrète sur l’impact des décisions prises au niveau européen sur la vie quotidienne des citoyens.
Au-delà de son engagement politique, Mme Keller partage également son analyse sur l’avenir de l’Union européenne, entre fédéralisme et souveraineté nationale. En plus, elle rappelle que voter aux imminentes élections européennes, c’est non seulement contribuer à façonner le futur de l’Europe, mais aussi préserver les fondements même de la liberté et de la démocratie.
Le Courrier d’Europe/Le Taurillon : Bonjour Madame Keller. Pour commencer, pourriez-vous nous renseigner sur votre rôle au sein de votre parti ainsi que du Parlement européen ?
F. Keller : Je m’appelle Fabienne Keller. Aujourd’hui députée européenne depuis 2019, je suis dans le groupe Renew Europe qui, pour les Français, est la majorité présidentielle. Moi je suis dans le parti Renaissance, qui est lui-même le rassemblement d’En Marche, le parti principal, et de deux partis, dont un sur la droite, qui s’appelle Agir (la droite constructive d’où je viens), puis un à gauche qui est Territoires de progrès. Jusqu’il y a quelques semaines et depuis un an, Renew Europe — qui rassemble 25 États membres — était présidé par Stéphane Séjourné, désormais ministre de l’Europe et des Affaires étrangères. Il a été remplacé dans ses fonctions par Valérie Hayer. Nous sommes donc un groupe composé de 23 Français et de 80 personnes d’autres nationalités. Nous sommes d’histoire et de parcours assez différents, mais le groupe constitue une entité cohérente au sein d’un Parlement européen qui est élu au scrutin proportionnel dans tous les États membres. Le groupe est l’élément qui permet l’organisation, en particulier, de la coalition centrale : le PPE dont font partie les LR français qui sont très à droite, et François-Xavier Bellamy est encore plus à droite ; la Plate-forme civique polonaise présidée par Donald Tusk ; le parti de Margrethe Vestager, la commissaire danoise qui a donné lieu au personnage de Borgen, pour ceux qui ont regardé la série télévisée ; le commissaire français, Thierry Breton, fait également partie de notre sensibilité.
Au sein du Parlement, on est organisé en groupes. On a deux groupes assez puissants d’extrême droite. Le plus à droite est Identité et démocratie : le parti du Rassemblement National français, la Ligue de Matteo Salvini en Italie, le parti néonazi autrichien (FPÖ, ndlr), et Geert Wilders qui a émergé dans les élections néerlandaises il y a quelques mois. Sur notre gauche, il y a les Verts — qui font assez souvent partie de la coalition mais pas toujours — et la GUE qui est présidée par l’extrême gauche et dont fait partie la délégation LFI de Manon Aubry.
Nous travaillons sur plein de sujets : la question du Green Deal, très critiqué en ce moment à cause des agriculteurs ; les questions d’asile et de migration, un dossier sur lequel je suis très investie. Nous avons été très actifs en Europe au moment de la crise Covid. Puis après la crise, nous avons géré un plan de relance européen, pour ne pas rester scotchés avec un ralentissement économique que l’on pourrait payer longtemps. C’est l’enseignement de la crise financière de 2008 : il faut très vite gérer le rebond pour faire repartir l’économie européenne. Nous traitons aussi les questions sociales puisque c’est notre ADN. Nous sommes par exemple très fiers d’une directive européenne sur les salaires minimums en Europe car on est assez loin d’une harmonisation économique complète. L’idée est alors de demander à tous les États membres de cheminer vers un salaire minimum. On s’est rendu compte pendant la crise Covid que dix pays de l’Est n’avaient pas de filet social : pas d’équivalent au RSA, d’aides sociales, d’accès à la santé pour les personnes en grande difficulté.
On s’occupe également de défense, un sujet qui a pris beaucoup d’actualité et qui a été renforcé avec l’agression russe en Ukraine. C’est sujet qui reste d’actualité puisque la guerre a duré beaucoup plus longtemps qu’on ne le pensait initialement et les Russes restent très présents et agressifs. Nous nous occupons aussi de questions plus géostratégiques. Le Parlement a une grande tradition de défense des opprimés comme les Ouïghours et le peuple venezuélien. Par exemple, nous allons avoir un débat sur une jeune femme institutrice en Hongrie à laquelle est fait procès d’avoir expliqué les libertés européennes à ses élèves, et qui risque 13 ans de prison.
Le Courrier d’Europe/Le Taurillon : Quel est le parcours qui vous a amené à votre position actuelle ?
F. Keller : Concernant mon parcours, avant j’étais Sénatrice, encore avant j’étais Maire de Strasbourg, une très belle fonction dans cette ville qui est une capitale européenne et qui a aussi des sujets d’éducation, de quartiers fragiles, d’accès à la culture, de développement économique. Je me suis donc régalé dans cette fonction que je revis dans la mission européenne de Strasbourg. J’ai plaisir à la faire vivre en tant que député européenne aujourd’hui.
J’ai démarré ma vie politique en tant que conseillère départementale dans un quartier de Strasbourg, le Neudorf, un quartier de 40 000 habitants auquel je reste très attachée. Sinon je suis ingénieure : j’ai une scolarité de classe prépa maths — j’étais bonne en maths — ce qui fait que partout j’ai toujours été en charge des finances. J’aime bien les finances, les chiffres ne me font pas peur. Au bout du bout, quand on doit décider de stratégie, c’est l’argent qu’on y met qui est révélateur de l’importance que l’on donne au sujet.
Le Courrier d’Europe/Le Taurillon : En revenant à votre rôle au sein du Parlement européen, de quelles commissions faites-vous partie et pourquoi vous les avez choisies ?
F. Keller : Au Parlement européen, je suis en commission au budget, où on a traité les questions du plan de relance, mais aussi les questions de conditionnalité pour la Hongrie, par exemple.
Je suis aussi en commission qui s’occupe de la migration et de l’état de droit et de tout ce qui est juridique. Je me suis beaucoup investie sur la question de l’état de droit. Pendant trois ans j’ai fait un séminaire avec des opposants polonais pour les soutenir dans leurs démarches avec des juges suspendus. Je suis très heureuse de voir qu’une personne avec qui j’ai beaucoup travaillé, Adam Bodnar, qui a été médiateur en Pologne et qui a beaucoup résisté à la promulgation d’un certain nombre de lois liberticides, est aujourd’hui ministre de la justice en Pologne. Le peuple polonais — moi, c’est mon modèle — a voté début octobre avec 73% de participation et a chassé le gouvernement autoritaire et mis en place une plateforme démocratique.
J’ai choisi l’immigration parce qu’elle n’intéressait personne (rit). En arrivant au Parlement, on a réparti les sujets. J’aurais pu faire de l’environnement parce que j’avais une spécialité. Au Sénat, j’ai fait trois rapports successifs sur le retard de la France dans l’application des directives dans le domaine de l’environnement. J’ai renoncé à l’environnement parce que j’avais beaucoup de collègues qui voulaient s’en occuper. J’ai pensé aussi que [l’immigration, NDLR] c’était [une question, NDLR] clé pour l’Europe après l’échec du premier paquet proposé par la Commission du mandat précédent. Elle n’a pas pu fixer les règles communes. C’était une forme d’impuissance que je ne supportais pas. En fait, tous les sujets peuvent être intéressants. Moi, je suis vraiment centriste humaniste. Il faut avoir des règles et les appliquer en respectant les gens, avec l’humanité. C’est la ligne directrice de mon travail. D’ailleurs, j’ai vu qu’on n’a pas pu conclure un accord avant la fin du mandat. Et donc j’ai pété un câble. Un jour j’ai fait une réunion avec tous les rapporteurs [en disant que, NDLR] c’était pas possible, je ne serai pas un témoin d’assise d’un nouvel échec. Et puis, au sein du Conseil il y avait de l’inquiétude : on n’avançait pas. Et on a signé un accord sous la présidence française. On a parlé avec des ministres, la Représentation permanente et son entourage, il y avait des fonctionnaires de Bruxelles et du Quai d’Orsay qui ont participé à la négociation. On a signé un accord entre cinq présidences : la française, la tchèque, la suédoise, l’espagnole et la belge. En plus, c’était bien divers en présidences, et les dix rapporteurs, on s’est mis d’accord et on a commencé à organiser des réunions tous ensemble. On ne progressait pas beaucoup mais on a appris à s’y connaître. Par exemple, nous, on voulait que tous les textes avancent au même rythme. Le Conseil a essayé d’en passer quelques-uns. Nous, on avait dit non, ça ne passera pas. Ils ont accepté, ils ont fini par accélérer leurs propres travaux sur les textes qui étaient présentés. On s’est créé un outil transversal, ce qui est très rare dans le processus législatif européen. Mais le risque c’était qu’au début les deux positions étaient tellement écartées que c’était pas possible de trouver un entente. Donc, il fallait qu’on ait une forme de réalisme. C’est comme ça que ça marche en Europe.
Le Courrier d’Europe/Le Taurillon : Et en général, à quoi ressemble une journée typique en tant qu’eurodéputée ?
F. Keller : Comment définir la journée typique d’une eurodéputée ? L’emploi du temps est chargé et très varié. A Strasbourg comme à Bruxelles, chaque journée est rythmée par les différentes réunions. Réunions plénières à Strasbourg une semaine par mois, et deux semaines par mois, les réunions de commission et de groupe se succèdent à Bruxelles. Je suis rapporteur sur plusieurs textes en commission, c’est-à-dire que je dois expliquer les textes adoptés par la Commission et justifier ses choix. Il existe différents types de rapporteur : en titre, qui parle en son nom propre, ou “shadow”, qui parle au nom de son groupe.
Les réunions sont diverses, réunions de préparation en commission, de spécialistes, afin de défendre au mieux sa position en Commission. Moi, j’occupe également la fonction de questeur au Parlement européen, donc je suis responsable des questions administratives et financières intéressant directement les députés et leurs conditions de travail. On compte cinq questeurs en total, qui siègent tous au Bureau, l’organe de direction du Parlement européen.
Je me suis également investie dans les questions sur le harcèlement, avec la mise en place d’un dispositif de médiation au sein du parlement qui n’existait pas auparavant. On a rendu plus simple une procédure lourde mise en place par le comité contre le harcèlement, parfois trop tardive. Le Bureau a donc amélioré la procédure existante du Comité consultatif chargé de traiter les plaintes de harcèlement concernant les députés afin de prévenir au mieux les cas de harcèlement.
La journée d’une eurodéputée se caractérise également par des rencontres avec les collègues : rapporteurs sur d’autres textes, ou sur les mêmes textes, les autres questeurs… Enfin, les eurodéputés se doivent de rencontrer et aller vers les citoyens européens. J’ai participé à différentes émissions de télévision, elle montre son soutien à l’occasion de l’enterrement de la mère d’un militant pour son parti, Renew. Je vais également à la rencontre des Jeunes Avec Macron (JAM) et je participe à des mouvements européens et des ateliers sur l’Europe.
Le Courrier d’Europe/Le Taurillon : D’après vous, l’Union européenne se dirige-t-elle dans sa forme vers un fédéralisme ou plutôt vers un état supranational ?
F. Keller : Le mot « fédéralisme » fait peur. Je pense qu’on fait du fédéral sans le dire. Par exemple, quand on décide du grand emprunt européen pour le plan de relance, nous avons une dette partagée. C’est fédéral. C’est-à-dire qu’on en partage la responsabilité. Je pense qu’en Europe le plus efficace c’est de ne pas faire peur avec des grands mots. Il faut une Europe qui est active, déterminée, qui vise à chaque fois le bon niveau d’action, que ça soit la défense par exemple, ou encore se faire respecter en termes géostratégiques. Par contre, pour les politiques de proximité, les États, voire les collectivités locales, sont beaucoup plus pertinents.
Le Courrier d’Europe/Le Taurillon : Estimez-vous que les décisions que vous prenez au niveau européen ont un impact direct sur les citoyens de votre circonscription électorale ?
F. Keller : Les décisions européennes par nature ne concernent pas les gens directement, parce qu’on fixe plutôt des cadres européens qui après sont déclinés en droit national et mis en œuvre localement. Donc, souvent les gens ne voient pas cette réalité. Un exemple concret concerne la sécurité alimentaire, mais aussi celle des médicaments. Notamment, dans ce dernier cas, on fixe des règles à l’échelle européenne grâce à l’Agence européenne des médicaments (EMA, NDLR). C’est celle-ci qui a validé les vaccins anti Covid. Puis les agences nationales qui travaillent avec elle effectuent leurs validations. Cela se traduit par une sécurité des médicaments que vous achetez dans vos pharmacies. Mais ce n’est pas marqué « Europe » dessus. Donc, c’est parfois difficile d’expliquer ces concepts, qui sont un peu technos, mais tellement importants. Heureusement, pendant la pandémie, on a eu le vaccin et là tout le monde a vu que la commande était européenne et que tout le monde en a pu bénéficier.
Moi, j’aime citer aussi le cas du chargeur. On a décidé qu’il y aurait un chargeur universel. Puis, on a un peu oublié, mais jusqu’à il y a quelques années, quand on téléphonait d’un autre pays européen, on payait une surtaxe. Donc, une proposition a été faite et accordée par les états-membres et le parlement : free roaming. De plus, la libre circulation Schengen reste quand-même magique. Il n’y a pas d’autres espaces dans le monde où on peut circuler comme ça, librement.
Le Courrier d’Europe/Le Taurillon : Que diriez-vous aux citoyens européens pour les inciter à voter aux élections européennes ?
F. Keller : Que c’est une grande chance de pouvoir voter. J’ai récemment vu un opposant vénézuélien qui est réfugié en Espagne. Il a été enfermé pendant quatre ans dans son pays avant d’être exfiltré par le gouvernement espagnol et accueilli comme réfugié. Il nous a raconté son premier échange avec le Secrétaire d’État qui l’avait accueilli. Il lui avait dit : « Maintenant, vous êtes en Espagne. Vous êtes protégé. Vous pouvez vivre votre vie et construire votre chemin ». Et lui, il m’a dit combien cette liberté totalement nouvelle signifiait pour lui. Car lui, dans son pays, gouverné par Maduro, il n’avait jamais pu exprimer librement ses idées, circuler librement. Ces expériences provenant de l’extérieur de l’Europe nous rappellent ça : la valeur incroyable de notre liberté. Votez. Donner son avis est essentiel.
Suivre les commentaires : |