Beaucoup de choses ont été dites sur la fermeture soudaine et unilatérale de la frontière franco-allemande, décidée dans la nuit du 15 au 16 mars par Berlin, sur recommandation des Bundesländer frontaliers du Grand Est. La région française avait en effet été placée dans la catégorie « zone à risque » par l’Institut Robert-Koch, motivant en partie la décision du ministre de l’Intérieur Horst Seehofer de renforcer considérablement les contrôles entre les deux pays.
Trois mois plus tard, le 15 juin, celles-ci rouvraient officiellement, même si les contrôles s’étaient considérablement allégés au fil des semaines. Si les conséquences économiques comme psychologiques seront considérables dans les prochains mois, c’est qu’il ne faut pas oublier que la frontière franco-allemande est l’axe d’une gouvernance politique complexe et intense, et démontrent tous les jours que les territoires transfrontaliers sont une preuve du dépassement des États-nations.
Structure multiscalaire
Les liens dans la région existent en effet depuis plusieurs siècles. Avant l’émergence des États-nations puis du nationalisme tout au long du XIXème siècle, il s’agissait d’un espace partageant la même langue et les mêmes traditions, en particulier le long du Rhin. Les guerres mondiales n’ont arrêté que temporairement les échanges et dès 1946, ils reprenaient avec la mise en service de l’aéroport trinational Bâle-Mulhouse.
Rhin supérieur et Grande Région : deux espaces aux différences marquées
En regardant le tracé actuel de la frontière, deux sous-ensembles se distinguent : le Rhin Supérieur (entre Bâle et Karlsruhe et rassemblant l’Alsace, le Pays de Bade et la Suisse du Nord-Ouest) et la Grande Région (l’association des départements de l’ancienne région de Lorraine, des Bundesländer de Sarre et de Rhénanie-Palatinat, du Luxembourg et de la Wallonie).
Même si les enjeux transfrontaliers restent plus ou moins les mêmes, l’esprit de coopération diffère quelque peu : alors que le bilinguisme est généralement la règle sur la frontière rhénane, cela est moins le cas entre la Lorraine, la Sarre et la Rhénanie-Palatinat, en particulier au sein des collectivités territoriales « classiques ». De plus, certains observateurs jugent la coopération en Grande Région « plus cordiale » que dans le Rhin supérieur, où il n’est pas rare que les tensions émergent entre interlocuteurs.
Rhin supérieur
Toujours est-il que les liens dans cette dernière région sont beaucoup plus forts. Les premiers cadres formels de coopération entre France, RFA et Suisse se forment dès le début des années 1960 avec la création de la Regio Basiliensis en 1963 et de la Regio Haut-Rhin deux ans plus tard. Ces structures, regroupées depuis 1995 dans l’association Regio TriRhena, ont été les premières à agir dans le domaine transfrontalier trinational.
Les années 1970 ont représenté un tournant dans l’institutionnalisation de la coopération. En 1975 a été signé l’accord intergouvernemental de Bonn, formalisant la concertation antérieure avec la création d’une Commission Intergouvernementale chargée de relayer auprès des gouvernements nationaux les problématiques transfrontalières. La Conférence du Rhin supérieur a été créée en 1991. Son rôle est de suppléer la Commission en tant qu’organe central d’information et de coopération au niveau local. Sa mission a été confirmée en 2000 avec l’Accord intergouvernemental de Bâle.
Le renforcement de la coopération à la fin du XXème siècle (grâce entre autres à la création d’Interreg) a été l’occasion de repenser une nouvelle fois la gouvernance régionale. Le Conseil rhénan, instance de représentation politique, a ainsi été mis en place en 1997, suivie en 2008 de la Région Métropolitaine Trinationale (RMT), créée à partir du constat d’interdépendance croissante dans le Rhin supérieur. Cette RMT a pour objectifs de renforcer les liens entre les territoires concernés dans les domaines économiques, scientifiques, des transports et de la société civile. Elle a été inscrite en 2010 dans l’agenda franco-allemand 2020, reconnaissant encore plus la réalité de la collaboration trinationale.
Outre la Conférence du Rhin supérieur et la RMT, la région est marquée aussi par l’activité des Eurodistricts, au nombre de quatre tout au long du Rhin : PAMINA (le Palatinat du Sud, le Rhin supérieur moyen autour de Karlsruhe et le Nord du Bas-Rhin), Strasbourg-Ortenau, Freiburg-Centre et Sud-Alsace, et l’Eurodistrict trinational de Bâle. Le rôle de ces agglomérations transfrontalières est de pousser l’intégration au niveau local, comme les transports publics. Depuis 2018, par exemple, la ligne D du tramway de Strasbourg traverse la frontière pour aller jusqu’à la gare de Kehl.
Cette présentation ne serait pas complète sans mentionner l’existence d’Interreg V Rhin Supérieur, un programme de la politique européenne de cohésion. Depuis 2014, Interreg a ainsi financé 88 projets, d’une valeur de 77 millions d’euros (sur les 105 millions disponibles entre 2014 et 2020). Enfin, des institutions non-territoriales ont également été mises en place pour favoriser l’intégration sectorielle.
Le réseau INFOBEST (présent sur trois sites tout au long du Rhin) renseigne ainsi les citoyens sur la vie dans l’espace transfrontalier, tandis que l’Euro-Institut basé à Kehl a pour mission de soutenir tous les acteurs du transfrontalier, via notamment des formations et des conférences. Du côté de la recherche scientifique et de la collaboration académique, il faut citer Eucor – le Campus européen, regroupant cinq universités (Strasbourg, Haute-Alsace, Bâle, Freiburg et Karlsruhe).
Grande Région
Par rapport à sa voisine du Rhin supérieur, la Grande Région ne peut se prévaloir d’un réseau si dense de coopération, même si celui-ci se développe depuis quelques années. La « Grande Région » en tant que Groupement Européen de Coopération Territoriale (GECT) a été créée en 2010, et est actuellement le seul GECT créé pour gérer un programme européen, en l’occurrence Interreg Grande Région, doté de 140 millions d’euros entre 2014 et 2020. Toutefois, la Grande Région en tant que cadre de coopération depuis la fin des années 1960 et a été renforcée dans les années 1980 et 1990, en particulier avec la création du secrétariat permanent à Esch-sur-Alzette, au Luxembourg. Depuis 2005, la Grande Région se confond dans ses limites géographiques avec l’Eurorégion Saar-Lor-Lux.
L’Eurodistrict SaarMoselle, le cinquième situé sur la frontière franco-allemande, est un GECT depuis 2010 et doit permettre l’émergence d’un territoire pionnier dans la coopération transfrontalière et faciliter la reconversion économique. Les projets les plus emblématiques mis en place par l’Eurodistrict sont la « Bande Bleue » sur les berges de la rivière Sarre ou encore l’amélioration de la ligne de bus entre Saint Avold et Sarrebruck.
Tout comme pour Eucor dans le Rhin supérieur, l’Université de la Grande Région est la structure de coopération académique et de recherche. Rassemblant six universités dans quatre pays, dont l’Université de Lorraine côté français et les universités de Sarre, Trêve et Kaiserslautern côté allemand, elle doit permettre l’émergence d’un espace commun de l’enseignement supérieur et de la recherche, tout en facilitant la coopération transfrontalière. Enfin, la Maison ouverte des services pour l’Allemagne (MOSA) située à Forbach, joue le même rôle qu’INFOBEST et renseigne les frontaliers sur leurs droits liés au travail ou aux formations transfrontalières.
Meilleure reconnaissance en France et en Allemagne
Les dernières années ont vu une meilleure reconnaissance au niveau gouvernemental de cette nouvelle gouvernance territoriale. Le Traité d’Aix-la-Chapelle signé en janvier 2019 énonce dans son chapitre quatre, entièrement dédié à la coopération transfrontalière, la possibilité de renforcer le pouvoir des Eurodistricts. Le traité a également acté la création du Comité de coopération transfrontalière (CCT) en janvier 2020, chargé de définir une stratégie commune pour le choix de projets transfrontaliers et de réduire au maximum les obstacles juridiques et administratifs aux échanges des deux côtés de la frontière. Il a été particulièrement sollicité lors de la crise du coronavirus, même si son utilité a été parfois remise en cause.
Par ailleurs, la création de la Collectivité européenne d’Alsace en janvier 2021 donnera une nouvelle dimension pour l’intégration transfrontalière dans les deux départements de l’ancienne région Alsace (qui seront regroupés à cette occasion). Le département de la Moselle compte aussi profiter du principe de différentiation prévu dans la réforme constitutionnelle du Président Macron pour s’arroger des compétences supplémentaires dans le domaine transfrontalier. Dès mai 2019, la Moselle s’est ainsi auto-proclamée « Eurodépartement ». Reste à savoir si cette nouvelle appellation, attrayante d’un point de vue communicationnel, pourra se traduire en actes concrets en termes de coopération transfrontalière.
COVID-19 et adaptation
La frontière fermée entre mi-mars et mi-juin a ainsi ressemblé à une scarification dans ces espaces transfrontaliers très intégrés. La vitesse des évènements a pris totalement de cours non seulement les gouvernements nationaux, mais aussi les différents élus locaux, disposant souvent de peu de moyens financiers et politiques, surtout du côté français. Pourtant, après le désarroi initial, les collectivités transfrontalières comme les Eurodistricts ont su s’adapter à une situation qui changeait de jours en jours, grâce notamment à leurs services de communication qui informaient les citoyens. Le constat est plus mitigé pour le Comité de Coopération Transfrontalière : alors que certains ont critiqué vertement son inefficacité, d’autres sont plus nuancés et saluent un dialogue entre les différents acteurs franco-allemands, même si des choses sont largement perfectibles pour les prochaines crises.
A l’avenir cependant, et alors que le ministre allemand des Affaires étrangères Heiko Maas a déclaré il y a quelques jours que des fermetures de frontières n’étaient pas à exclure en cas de deuxième vague, faut-il craindre pour la coopération transfrontalière franco-allemande ? D’un point de vue de la gouvernance, cela est peu probable. En effet, la plupart des structures actuelles sont des GECT basés sur l’Accord de Karlsruhe de 1996 et possèdent donc leur propre personnalité juridique et sont établis pour une durée indéterminée. Néanmoins, le prochain Cadre Financier Pluriannuel de 2021 à 2027 doit être négocié et la somme allouée pour la politique régionale européenne (et donc Interreg) n’est pas encore fixée. Il se pourrait donc que les fonds de cohésion subissent une baisse de crédits, en particulier si les négociations du plan de relance Next Generation EU donnent lieu à des marchandages.
Ainsi, ce n’est pas parce que ces institutions semblent solides qu’il faut les imaginer immuables. La pérennité de la gouvernance transfrontalière est surtout l’affaire des citoyens et des élus qui se mobilisent chaque jour pour la protéger, et pas uniquement en période électorale.
Suivre les commentaires : |