Vers une industrie de la défense européenne ?

, par Fanny Dubray

Vers une industrie de la défense européenne ?

Le 2 novembre 2010, la France et le Royaume-Uni annonçaient la mise en place d’un partenariat bilatéral, qui prévoyait notamment la mise en commun de certaines parties de leur armement, y compris nucléaire ; cette annonce, qualifiée d’historique, étaient suivie du lancement de l’avion de transport de troupes A400M par EADS, après des années de négociations. Ces deux initiatives semblent aller dans le même sens : en période de réduction des budgets européens de la défense, mieux vaut serrer les rangs. Mais leur caractère exceptionnel pose aussi la question de l’absence d’une politique industrielle de défense européenne.

Aujourd’hui, la production européenne d’armement occupe 30% de la production mondiale. L’industrie de la défense emploie 300 000 personnes pour un volume de 55 milliards d’euros, soit deux fois moins qu’il y a vingt ans. Cette réduction des dépenses militaires, amorcée au lendemain de la guerre froide, prend désormais une dimension nouvelle, la crise économique et financière incitant les Etats européens à réduire leurs budgets de la défense.

Pourtant, l’industrie de la défense demeure un enjeu très important, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la baisse des investissements européens contraste fortement avec un phénomène d’accroissement de l’armement au niveau mondial, comme le montre la hausse des budgets de la défense, que ce soit en Asie, en Amérique du Sud, aux Etats-Unis. En effet, la fin de la guerre froide n’a malheureusement pas mis fin à la dangerosité du monde : de nouveaux périls sont apparus, tandis que l’Europe acceptait d’endosser de nouvelles responsabilités à l’échelle internationale, notamment par le biais de la PESD.

Par ailleurs, la défense est un secteur innovant, qui a partie liée avec les technologies de l’information et de la communication, mais aussi les transports, les bio- et les nanotechnologies. Or, les activités de recherche et développement dans le domaine de la défense sont d’autant plus précieuses qu’elles trouvent un usage à forte valeur ajoutée dans le domaine civil. Car la défense est un secteur de plus en plus flou, poreux. La multiplication des opérations de maintien de la paix, et le caractère diffus de la menace terroriste ont brouillé les limites entre défense, sécurité et technologies civiles.

Face à ces nouveaux enjeux, et dans un contexte de crise, que faire ? Promouvoir une hausse des budgets européens comme une réponse à la situation globale semble irréaliste. Ne rien changer alors ? Une étude publiée en 2006 par le Parlement européen soulignait les coûts de l’absence d’Europe dans le domaine de la défense : freins à l’innovation, accroissement des coûts pesant sur les budgets des Etats, manque d’information, production d’équipements faisant double emploi. Cette publication était reprise en décembre 2007 par une Communication de la Commission qui déclarait : « Il existe des signes clairs que l’industrie de la défense européenne est en déclin, du fait d’un cadre réglementaire et de politiques inadaptés. »

Des années 1960 à aujourd’hui : une européanisation inachevée

Les premiers accords de coopération dans le domaine de l’industrie d’armement sont lancés dans les années 1960 par les principaux Etats européens que sont l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie, le Royaume-Uni, la Suède. En réalité, ces accords ont pour objectif de garantir les intérêts des grands groupes industriels nationaux.

Les premiers programmes multilatéraux donnent toutefois lieu dans les années 1980 à la création de filiales communes. Cependant, des blocages apparaissent très vite : règle de l’unanimité dans la prise de décision, règle du juste retour, manque d’harmonisation de la demande, etc. Dans les années 1990 sont toutefois créées les premiers joint ventures et sociétés communes, qui regroupent autour d’un même métier les divisions ou filiales des grands champions nationaux.

Un véritable tournant se produit toutefois dans les années 1990. Devant l’absence de concrétisation des discours politiques sur l’industrie de l’armement, face à la contraction de la demande intérieure liée à la baisse des budgets nationaux dans un secteur entièrement dépendant de la demande publique, et sous la pression concurrentielle d’une industrie américaine très concentrée, les industriels européens opèrent à la fin du siècle un vaste mouvement de restructuration du secteur.

Dans ce contexte, un consensus se fait entre les Etats et les industriels sur l’urgence d’une accélération des concentrations, en particulier dans les secteurs de l’aérospatial et de l’électronique de défense. Grâce à la privatisation des grands groupes nationaux, trois groupes européens de dimension mondiale émergent rapidement : BAE Systems, Thalès et EADS. Cette reconversion accélérée s’avère payante puisque dès 2001, les trois entreprises, qui interviennent sur des segments de marché multiples, se positionnent respectivement au 3ème, 7ème et 8ème rang mondial. En 2001, la stratégie de consolidation d’EADS donne naissance à deux leaders européens, l’un dans la construction de satellites, ASTRIUM, l’autre dans le domaine des missiles, MBDA – deuxième entité mondiale après l’américain Raytheon.

Une industrie de la défense qui demeure fragile et dispersée

Les acteurs européens souffrent de faiblesses structurelles : insuffisante dualité de la production, surcapacité dans les secteurs naval et terrestre, contraction de la demande. Cette situation facilite l’entrée au sein de groupements européens d’investisseurs américains qui ont ainsi accès aux marchés, programmes et savoir-faire européens, sans que la réciproque ne soit vraie.

Car les relations commerciales transatlantiques sont marquées par une dissymétrie qui profite à l’industrie américaine. Les Etats membres de l’Union européenne sont en effet totalement libres de leurs relations avec des partenaires non-européens. Au-delà d’une claire préférence nationale chez les Etats producteurs d’armement, cette tendance bénéficie en premier lieu à l’industrie américaine, comme le remarque la Commission européenne dans sa Communication de 2007. Alors que la plupart des marchés européens sont totalement ouverts à l’industrie américaine, l’inverse n’est pas vrai, comme l’a montré récemment la condamnation de Boeing par l’OMC. Cette absence de réciprocité se répercute sur les coûts, comme sur l’expertise, de l’industrie européenne. A cette différence de traitement s’ajoute un écart de moyens en termes d’investissements publics dans la recherche.

De fait, l’industrie de la défense européenne doit faire face à un environnement peu favorable, marqué par une baisse des budgets nationaux et l’absence d’harmonisation au sein du marché intérieure. La part du budget de la défense dans les budgets nationaux a été divisée par deux au cours des vingt dernières années, passant de 3,5% en moyenne dans les années 1980, à 1,75% en moyenne en 2006 : une évolution qui survient alors que les coûts et la technicité de l’équipement augmentent de façon considérable. A titre de comparaison, le budget états-unien de la défense est deux fois supérieur à la somme de tous les budgets européens. En outre, au sein même du budget de la défense, la part consacrée à la recherche et développement est bien inférieure en Europe (20%) qu’aux Etats-Unis (35%). Aujourd’hui, il est clair qu’aucun budget national ne peut financer seul une recherche de pointe. Par ailleurs, le taux d’investissement des Etats dans ce domaine varie très fortement d’un Etat à l’autre. A cela s’ajoute l’absence d’harmonisation de la demande, chaque Etat définissant ses propres critères.

Dans sa Communication de 2007, la Commission européenne dresse un tableau sans complaisance d’une industrie de la défense excessivement coûteuse pour les Etats membres, et au final inefficace pour la communauté : « Jusque là, l’adaptation de l’industrie de défense s’est déroulée principalement sur une base nationale [...] Ceci a ralenti la consolidation, la spécialisation, la modernisation ainsi que la restructuration de ces industries en Europe et limité le dégagement de capitaux pouvant être utilisés de façon plus productive dans d’autres secteurs de l’économie. [...] Cette approche n’est plus tenable, si l’Europe souhaite maintenir une Base industrielle et technologique de défense (BITD) dynamique et importante. Si l’on ne change pas de politique, l’industrie européenne risque de devenir un acteur de niche réduit au simple rôle de sous-traitant de fabricants d’équipements militaires non européens, ce qui, par voie de conséquence, mettrait en péril les capacités industrielles permettant de développer de façon autonome les moyens nécessaires à la PESD [Politique européenne de Sécurité et de défense]. »

Au niveau européen, des mesures en ordre dispersé

Sans surprise, les premières actions communes engagées dans le domaine de l’industrie de la défense l’ont été par des Etats membres désireux de préserver leur souveraineté au point d’introduire, au sein des Traités, un régime dérogatoire concernant la circulation des équipements militaires. Aussi les premiers organes communs ont-ils été de type intergouvernemental.

Le premier de ces programmes a été le Groupe d’armement de l’Europe occidentale (GAEO), en 1993, qui prévoit l’harmonisation des besoins opérationnels, le renforcement de la recherche et le lancement de programmes de développement ainsi que l’ouverture des marchés internationaux. Créé en 1998 sur le même modèle intergouvernemental, l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAR) se fixe comme objectif la coordination, la conduite et l’exécution des programmes d’armement confiés par l’Allemagne, la France, l’Italie et le Royaume-Uni.

Egalement mise en place en 1998, la Letter of Intent (LoI) permet l’harmonisation des règlementations nationales dans différents domaines, entre l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie, le Royaume-Uni, la Suède. Ces différentes coopérations hors Traités pourraient retrouver le chemin de l’Union, notamment par le biais des « coopérations structurées permanentes », mises en place par le Traité de Lisbonne.

Cependant, cette coopération des Etats membres ne s’est pas faite uniquement hors du cadre de l’Union. Grâce aux compétences dont il bénéficiait dans le cadre du « deuxième pilier », le Conseil a ainsi pu faire émerger un embryon de cadre réglementaire dans le domaine de l’armement, comme en témoigne ses décisions dans le domaine des exportations. Egalement basée sur une coopération de type intergouvernemental, l’Agence Européenne de Défense constitue un autre élément incontournable, désormais présent dans les traités. Jouant le double rôle de « forum » et de « boîte à outil », l’AED a ainsi permis l’adoption en novembre 2005 d’un « Code de conduite sur les marchés de la défense ».

Quant à la Commission européenne, bridée par les Traités, son action s’est longtemps limitée, par le biais de la Cour de Justice, à interpréter de façon très stricte de l’article 296 qui permet aux Etats de faire échapper le secteur de la défense au régime des libertés de circulation. S’emparant de tous les moyens mis à sa disposition, elle est également intervenue par le biais du contrôle des concentrations et des aides d’Etat.

A cela sont venues s’ajouter des modes d’action spécifiques, parmi lesquels la réglementation des biens à double usage, possible dès 1993 grâce aux compétences de la CE en matière commerciale, l’apparition en 2007 d’une ligne budgétaire dans le cadre du 7ème Programme-cadre de recherche et développement (1,3 milliards sur 2007-2013), et la facilitation du dialogue entre les entreprises.

Marquant une véritable rupture avec cette action à tâtons, la Déclaration de 2007 va beaucoup plus loin : elle se traduit par l’adoption en 2009 des deux directives qui constituent le « paquet industrie de la défense », et qui ont pour objectif de décloisonner les marchés européens de la défense. La première facilite les transferts intra-européens en prévoyant la mise en place de licences « générales » et « globales », octroyées par les administrations nationales aux entreprises d’armement et reconnues par l’ensemble des administrations des Etats membres ; la seconde réglemente les marchés publics de l’armement dans le sens d’une transparence et d’une compétitivité accrue. Toutefois, cette action, qui prend la voie d’une simple libéralisation des marchés, ne peut suffire : une action positive est souhaitable, afin de permettre l’émergence d’une politique et d’un droit de la défense européens.

Conclusions pour une industrie de la défense européenne

Si elle ne peut se faire que progressive, la création d’une telle politique au niveau européen est désormais nécessaire. Pour cela, trois volets d’actions peuvent être distingués.

Le premier volet va dans le sens des mesures prises par la Commission, se fixe comme but de renforcer les synergies entre les entreprises européennes. Dans cette perspective, le décloisonnement des marchés et la libéralisation des transferts de technologie au sein des entreprises transnationales doivent être accompagnés de la création de normes européennes et de l’unification des procédures de conduite de programmes et d’achat du matériel.

Le second volet d’action doit jeter les bases d’une politique industrielle, fondée sur une mutualisation plus systématique des moyens dont dispose les Etats membres, une attention accrue sur la recherche et la transposition des technologies du domaine militaire au domaine civil – l’agence européenne de défense devant jouer ici un rôle central, et la mise en place de cadres légaux de contrôle des industries d’armement en lien avec les conventions internationales.

Le troisième et dernier volet d’action doit être celui d’un partenariat transatlantique renouvelé, fondé sur davantage de réciprocité. Dans la situation budgétaire qui est celle de l’Europe, une mise en commun des efforts est nécessaire et urgente : C’est à cette condition que nous pourrons assurer l’indépendance de l’Union, et sa présence sur la scène internationale.

Illustration : l’avion de transport de troupes A400M par EADS

Source : EU-DIGEST

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