Histoire

Quand les nations refont l’Histoire... l’invention des origines médiévales de l’Europe.

« The Myth of Nations » par Patrick J. Geary

, par Ronan Blaise

Quand les nations refont l'Histoire... l'invention des origines médiévales de l'Europe.

Alors qu’est organisé -en ce dernier week-end de fin janvier (à Paris : à l’Hôtel national des Invalides)- un colloque sur « l’Histoire des Amitiés et Inimitiés entre les peuples d’Europe, du Moyen Âge à 1914 », à l’occasion de ces « Troisièmes Journées de l’Histoire » il nous paraît aujourd’hui intéressant de nous pencher sur l’une des dimensions de cette brûlante question : celle qui touche à la naissance, à l’ethnogenèse (telle que nous l’imaginons aujourd’hui...) de nos vieilles nations européennes.

Une « naissance des nations » telle qu’elle se serait déroulée en ce fameux « paradis perdu » qu’est pour bon nombre d’entre nous le haut Moyen Âge : une période historique mal connue et dont le déroulement imprécis est -comme on va le voir ici- un récit en grande partie mythique, sinon mythologique... puisque récit politique souvent sulfureux.

Une Histoire mise au service du nationalisme ne vaut pas mieux que l’ignorance

Ainsi s’exprime Patrick J. Geary, professeur émérite d’histoire médiévale de l’Université de Californie, dans ce remarquable essai récemment paru en France aux éditions Aubier-Flammarion (i.e. : « Quand les nations refont l’Histoire / l’invention des origines médiévales de l’Europe »).

Le point de départ de sa réflexion part du constat de l’importance démesurée que prennent aujourd’hui les événements de la période du haut Moyen Âge (i.e. : la période « 400-1000 ») dans l’inconscient collectif des opinions publiques européennes contemporaines. Et ce, souvent pour essayer de justifier les pires dérapages nationalistes, souverainistes, ethnicistes et chauvins, voire racistes (souvent sous couvert de prétendue défense identitaire...).

Cette appropriation de l’Histoire d’une période obscure (que très peu de gens connaissent réellement...) fait ainsi du public non averti une proie facile pour les propagandistes des pires thèses nationalistes soit disant fondées sur une certaine lecture de l’Histoire dont ils font le soubassement de leur discours politique.

Ainsi, il s’agit donc de voir ici non seulement comment les nations font et refont l’Histoire (mais surtout de voir comment les discours nationalistes n’hésitent pas à la réécrire...).

Les points sur les « I », les barres sur les « T » et un peu de discours scientifique, pour changer

Et cet ouvrage se propose de remettre les points sur les « i » en démystifiant le discours nationaliste ainsi fondé sur l’appropriation de l’Histoire, pseudo-science instrumentalisée par des démagogues qui s’approprient et dénaturent les faits, et menacent les équilibres complexes qui font toutes sociétés.

Dans les divers discours nationalistes de l’Europe contemporaine -des discours nationalistes serbes et albanais à propos du Kosovo, et des proclamations nationalistes polonaises sur les « territoires recouvrés » d’après 1945, jusqu’aux controverses roumano-magyares concernant la Transylvanie- on retrouve ainsi la même tendance à vouloir « déifier » certains événements historiques -néanmoins souvent discutables- du haut Moyen Âge.

À l’origine des revendications identitaires et territoriales des uns et des autres, une même mystification : chacun de ces peuples, existant de toute éternité, aurait -dans un passé lointain- acquis une identité originale intangible et un droit inaliénable de propriété sur certains territoires qu’il considère comme étant son « berceau national » et qu’il revendique aujourd’hui pour siens.

La Nation nous est ainsi présentée comme une réalité « intemporelle » objectivement identifiable, stable et distincte, incontestable et immuable (voire « pure »...). Ainsi apparue mystérieusement et comme par génération spontanée -ex nihilo- en des temps « para » ou « pré-historiques » incroyablement éloignés, la nation atteindrait là un résultat quasi définitif « idéal » (et méritant donc d’être ainsi pérénisé jusqu’à la fin des temps...).

Rien de plus faux, nous explique Patrick J. Geary. Ainsi l’auteur démonte rigoureusement ces mécanismes idéologiques et tous ces récits traditionnels, fruits d’une tradition historiographique douteuse (sinon contestable...) puisque récits le plus souvent forgés par une autorité publique en quête, après conquête du pouvoir, de légitimation politique (dans le cadre de stratégies de communications clientélistes et d’alliances sociales...).

Des récits de propagandes politiques qui nous cachent ainsi, en fait, la réalité de l’histoire : celle de communautés politiques et sociales qui n’ont en fait sans doute jamais été des groupes linguistiques et culturels homogènes, celle de coalition socio-politiques « opportunistes », construites autour de chefs charismatiques, pérénisées ou non (car l’inverse existe aussi...) par les hasards et les circonstances de l’histoire, ou d’habiles constructions politiques.

Non, la France ne naît pas avec le baptême de Clovis...

Patrick J. Geary nous dresse donc là le portrait de sociétés post-antiques et médiévales bien plus multiculturelles que nous ne l’imaginions jusque là. Des sociétés fondamentalement plurilinguistiques et ethniquement très hétérogènes où -tout en se cottoyant et en nouant des liens d’échanges économiques et de coopération sociale forts- l’on ne parle pas nécessairement la même langue suivant que l’on appartienne à l’élite urbaine, à l’aristocratie foncière, au petit peuple paysan, aux communautés commerciales ou à diverses confessions religieuses... (et suivant le fait que l’on soit mercenaire germanique ou légionnaire en cantonnement).

Pareillement, n’en déplaise à certains, la France ne « naît » donc pas avec le baptême de Clovis.

Et les Français d’aujourd’hui (qui parlent une langue aux racines grammaticales vaguement latines...) n’ont donc qu’un vague et très lointain rapport avec cette coalition hétérogène et opportuniste composées de diverses peuplades de Germains occidentaux faméliques et décimés, installés par la bienveillance de l’autorité publique romaine - dans le cadre de traités bilatéraux dis « de fédération » - sur les rives du Rhin. Pour y défendre les frontières occidentales d’un Empire résolument multiculturel sinon « supranational » (puisque soudé par le Droit romain, par les institutions civiques, par une administration d’Etat efficace, sous l’Autorité impériale...).

Et prétendre le contraire relève au mieux du raccourci audacieux, au pire de la mystification historique (sinon du mensonge politique commis à dessein...) : le culte d’une histoire figée et statique, linéaire et continue, qui fait des peuples des entités intemporelles mais qui est -là- l’antithèse même de ce qu’est l’Histoire.

Car c’est là une histoire qui ne change pas et qui réduit des siècles de transformations sociales, politiques et culturelles (et de réappropriation permanente d’une passé mythologisé par des sociétés en perpétuelles mutations...) à un seul instant d’éternité. Une histoire qui n’a -en fait- strictement aucun rapport avec le déroulement des faits et l’évolution de sociétés que les nationalistes prétendent « enfermer » dans un haut Moyen Âge mythique qui n’a en fait sans doute jamais existé !

Puisque l’essence même de l’histoire humaine est celle d’un processus en perpétuel changement : l’histoire d’un changement continuel, de discontinuités radicales et de virages politiques et culturels sans cesse dissimulés par la réappropriation constante de vieux mots pour définir des réalités nouvelles.

Les peuples sont comme les fleuves

Dès lors il est clair que l’Histoire des peuples européens ne s’est donc jamais arrêtée (et ne s’arrêtera jamais). Et que toute ethnogenèse concerne autant le présent et le futur, que le passé.

Et la nation, construction politique par essence, apparaît ici comme étant -décidément- davantage le fruit du hasard que de la nécessité.

Ainsi, l’auteur poursuit : « Le passé a peut-être défini les paramètres dans le cadre desquels il est possible de construire l’avenir, mais le passé ne peut pas déterminer la réalité de cet avenir. Les peuples (...) sont des produits de l’Histoire en perpétuel renouveau, non les atomes de l’histoire. Héraclite avait raison : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Les peuples sont des fleuves dont les cours se poursuit : l’eau d’aujourd’hui n’est pas la même que celle d’hier, celle de demain ne sera pas la même que celle d’aujourd’hui. »

Et l’auteur de conclure que s’ils veulent échapper aux tentations mortifères du chauvinisme national et du nationalisme ethnique : « les Européens doivent apprendre à distinguer le passé du présent s’ils veulent construire leur avenir ».

Un ouvrage lumineux et salvateur pour tous ceux qui ne se contentent pas de lire ou d’apprendre superficiellement l’Histoire, mais souhaitent vraiment réfléchir sur ses contenus. Un ouvrage engagé contre les manipulations de l’Histoire, contre la propagande nationaliste et contre l’extrémisme chauvin. Chaudement recommandé.

Puisque « un historien a le devoir de prendre position, quand bien même son geste serait voué à rester ignoré »...

Références : The Myth of Nations : The Medieval Origins of Europe (par Patrick J. Geary).

Traduction française : Quand les Nations refont l’Histoire / l’invention des origines médiévales de l’Europe : un ouvrage paru, en 2004, aux éditions Aubier-Flammarion (240 pages) (23 euros).

Pareillement, si on veut y voir plus clair sur cette question complexe de l’ethnogenèse des peuples européens, on se reportera aussi au dernier numéro thématique de la revue « Histoire et images médiévales » du dernier trimestre 2005 : un numéro spécial consacré au thème suivant : « Barbares : grandes invasions ou grandes migrations ? ».

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