La situation en Bulgarie
Taurillon : Cinq ans après l’adhésion de la Bulgarie à l’Union européenne, et à l’aune de la crise que nous traversons, en quelle « santé » se trouve l’Europe donc votre pays ?
Mariya Gabriel : La Bulgarie est entrée dans l’Union européenne avec beaucoup d’optimisme et d’enthousiasme et, même cinq ans après l’adhésion, cela reste peut-être l’un des pays en Europe à croire le plus dans l’Union européenne, avec 60% des personnes d’opinion favorable, selon les derniers eurobaromètres.
Cela témoigne d’une part de la trajectoire des efforts de notre pays pour pouvoir adhérer à l’Union européenne, avec la mise en place de réformes très profondes et structurelles. D’autre part, nous cherchons à être considérés d’égal à égal dans l’Union européenne. Sur certains sujets, on nous considère encore comme des citoyens de seconde zone. C’est le cas par exemple pour Schengen : on ne comprend toujours pas que la Bulgarie, qui remplit tous les critères techniques requis, n’en soit toujours pas membre.
Taurillon : Les pays de l’ancienne « Europe de l’Est » font rarement les gros titres de l’actualité dans l’hexagone ou sont abordés de manière négative : corruption, mauvaise gestion des fonds structurels, problèmes pour rejoindre l’espace Schengen, en sont quelques exemples...
Mariya Gabriel : Lorsqu’on assiste à des évolutions positives, elles ne sont la plupart du temps pas mises en avant. Vous avez cité deux exemples pertinents. Qu’est ce qui se passe avec les fonds structurels européens ? Force est de reconnaître que, avant 2009 et l’arrivée au pouvoir de mon parti [1], il y avait un problème avec des fonds clairement gelés, ce qui n’arrive pas souvent. Or, en trois ans, nous avons réussi à améliorer la gestion en mettant en place des mécanismes de contrôle pour passer de 10% à presque 30% d’absorption des fonds structurels. Quand on parle aussi de corruption et de criminalité organisée, souvent comme un automatisme, on associe ces phénomènes à la Bulgarie et à la Roumanie. C’est un problème européen, les dernières études en la matière le montrent clairement.
Nous avons fait beaucoup d’efforts et, dans le contexte actuel de crise, la Bulgarie ne se situe pas si mal : ce n’est pas habituel d’établir cette comparaison, mais elle est au même niveau que l’Allemagne en terme de niveau de dette et de déficit public ! Evidemment, le prix à payer a été la discipline budgétaire et des réformes ressenties douloureusement par la population, ce qui n’a pas été facile pour le gouvernement en place. La Bulgarie a réellement besoin d’une prise de conscience positive sur les choses qu’elle a accomplies. La Bulgarie a changé, elle n’est plus la même qu’il y a vingt ans… Mais il y a encore beaucoup de clichés à combattre et d’efforts à faire pour améliorer l’image du pays.
Taurillon : Membre du groupe PPE au Parlement européen, vous êtes élue du parti « Citizens for European development of Bulgaria ». Parler d’Europe est-il porteur auprès des citoyens en Bulgarie ? Ce thème s’impose t-il sur la scène politique bulgare ?
Mariya Gabriel : Parler d’Europe fait sens en Bulgarie, et même doublement. Nous faisons partie de cette famille européenne qui a adopté la démocratie, l’Etat de droit, le respect de l’autre, la tolérance et la solidarité, autant de valeurs que nous partageons. Dans mon pays, l’Union européenne est vue comme la « main forte » qui accroît le sentiment de justice demandé les citoyens à leurs institutions. L’UE incarne justement le fait qu’il y a des règles et qu’il faut les respecter sous peine de sanction, d’où une certaine « foi » que les citoyens ont dans la construction européenne.
Il y aura toujours des forces politiques instrumentalisant la peur des gens . Avec la crise, c’est très facile de céder aux réflexes nationalistes et de nier ce que l’Europe fait. Voilà le défi central : les gens en Bulgarie croient en l’Europe, mais ils ont de plus en plus besoin de la ressentir en terme pratique et pragmatique dans leur quotidien. C’est de notre responsabilité.
Dans ce but, comme dans les autres Etats-membres, on aimerait aussi que les médias s’intéressent beaucoup plus à l’Europe. Les médias bulgares sont présents, à Bruxelles et à Strasbourg, et s’améliorent au fil du temps : pour eux, comme pour nous eurodéputés, c’est un long processus d’apprentissage portant progressivement ses fruits.
La commission parlementaire sur le crime organisé
Taurillon : Le Parlement européen s’implique dans la lutte contre la criminalité organisée, la corruption et le blanchiment de capitaux, à travers une commission spéciale dédiée à cet effet. Concrètement, quel est le rôle de cette commission ? A terme, ses activités auront-elles des retombées concrètes pour les citoyens européens ?
Mariya Gabriel : D’abord, le fait que cette commission parlementaire existe est la reconnaissance qu’il s’agit d’un problème européen : ce n’est pas le moindre des pas en avant ! Elle a été créée avec un mandat d’un an, qui prendra fin en avril 2013. Ses propositions réalisées d’ici la fin de son mandat appuieront ensuite la Commission européenne, qui détient le monopole de l’initiative. La manière dont la commission parlementaire est organisée vise à inclure les citoyens, ONG, experts et institutions spécialisées qui vont donner des exemples de bonnes pratiques.
Ce qui est pour moi très positif, c’est qu’on se rend compte qu’il s’agit de phénomènes extrêmement complexes. Pour être à la hauteur de cette complexité, la commission rendra un rapport général, visant à englober les différents aspects. En cours de route, nous produirons plusieurs « papiers thématiques » pour approfondir ces aspects :
- sur la corruption dans les marchés publics –que je suis chargée de rédiger-,
- le trafic de drogue,
- le trafic d’êtres humains,
- le crime organisé,
- et la confiscation de biens.
Taurillon : Quel sera l’intérêt de ces papiers thématiques ?
Mariya Gabriel : Grâce à ces papiers thématiques, nous pourrons mettre en avant des propositions très concrètes. Premièrement, on pourra s’approcher d’une définition commune. On s’est en effet très vite rendu compte que dans les Etats-membres, les réalités sont très différentes. Il n’y a pas de définition commune sur ce qu’est une organisation criminelle au niveau européen. Une telle définition nous permettra d’identifier plus facilement toutes les lacunes. Deuxièmement, il faut pallier au manque de données. C’est un point de départ. On n’a non seulement pas de données, mais tout un tas d’institutions travaillent dans leur coin, sans coopération, ce qui freine leur efficacité.
Troisièmement, sur les moyens de mise en œuvre : le crime organisé sur notre continent n’est plus seulement européen, mais mondial et transnational. Le coopération ne doit pas seulement se faire entre Etats-membres mais aussi avec les pays tiers. Nous ferons des propositions concrètes dans ce sens.
Je voudrais enfin insister sur un dernier point : cette commission n’échappe pas à des tentatives « d’instrumentalisation », de « règlements de compte ». Le bon sens doit commander aux coordinateurs et membres de cette commission de ne pas se substituer à d’autres institutions, telles que celles des systèmes de justices ou encore des institutions européennes responsables de ces questions là.
Le futur de l’Europe
Taurillon : A la veille du sommet européen d’octobre [2], lors d’une interview accordée à six grands journaux européens, François Hollande a défendu l’idée d’une « Europe à plusieurs vitesses », appelant à renforcer la dimension politique de l’Eurogroupe. Est-ce la "panacée institutionnelle" pour sortir l’Europe de la crise ?
Mariya Gabriel : Je reste très prudente avec l’Europe à plusieurs vitesses. Pas parce que la Bulgarie ne fait pas partie de l’Eurogroupe... Au lieu d’inventer de nouveaux mécanismes et voter de nouveaux textes, il vaut mieux appliquer correctement ceux dont nous disposons déjà. Ici, je fais très clairement référence à ce que le traité de Lisbonne nous a donné, avec le mécanisme de coopération renforcée : neuf Etats-membres peuvent décident « d’aller à la vitesse supérieure » sur un sujet. Cela a été le cas en 2010 avec les divorces internationaux. Cela a donné des résultats et d’autres pays s’étant ultérieurement greffés aux pionniers de cette coopération.
Je suis aussi prudente car je fais partie des adeptes de la méthode communautaire. Je n’aime pas accepter l’idée que soixante ans après les débuts de la construction européenne, on doive en revenir à des mécanismes exacerbant les tensions et les réflexes nationalistes. Tant que la dimension politique de l’Union n’est pas renforcée, on aura toujours du mal à prendre des décisions en commun, à avancer et défendre la place de l’Europe dans le monde.
« L’Europe à plusieurs vitesses » est-elle vraiment le message à adresser en ce moment aux citoyens ? Ils ont besoin de sentir la solidarité et la responsabilité des prises de décision communes au niveau européen. On prend en plus le risque de créer un schéma totalement illisible pour les citoyens, alors qu’on n’arrête pas de se plaindre que ceux-ci ne se sentent pas proches de l’UE…
Taurillon : A l’opposée d’une telle évolution, qui laisse présager un surcroît d’intergouvernementalisme dans la gouvernance européenne, Daniel Cohn-Bendit et Guy Verhofstadt plaident, dans leur manifeste Debout l’Europe, pour une « Union fédérale européenne », seule capable selon eux, non seulement de peser dans le monde globalisé d’aujourd’hui et de demain, mais aussi de "remettre les citoyens au centre du jeu démocratique" à l’échelle européenne. Dans quelle mesure vous retrouvez-vous dans un tel appel ?
Mariya Gabriel : Je me retrouve aussi dans ce que le président Barroso a eu le courage d’exprimer lors de la session plénière de septembre à Strasbourg, en utilisant clairement l’idée de "fédération démocratique d’Etat-membre".
Il faudrait aller vers cette union fédérale mais, très rapidement, on peut voir que les réticences sont fortes, parce que sur certains mécanismes ou politiques, on n’a pas les racines de cette union politique. Donc ça demande beaucoup de courage, beaucoup de confiance envers les autres… C’est en ce moment le principal défi auquel nous sommes en ce moment confrontés.
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