Les deux sources majeures de la pensée fédéraliste

Les Etudes du Mouvement Européen

, par Georges Navet

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Les deux sources majeures de la pensée fédéraliste

Montesquieu évoque brièvement ce qu’il appelle « république fédérative ». Il s’agit pour lui du fruit d’une convention entre des corps politiques préexistants, d’une « société de sociétés », donc, qui combine les avantages intérieurs des républiques et la force extérieure des monarchies (Esprit des Lois, IX, 1-11).

Mais les réflexions les plus complètes et les plus complexes sur le fédéralisme viennent d’Alexis de Tocqueville (1805-1859) et de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865).

L’un et l’autre, à l’instar de Montesquieu, partent de réalités observables - Etats-Unis pour le premier, Suisse pour le second - sans que pour autant leurs pensées s’y réduisent.

Tocqueville et le fédéralisme aux Etats-Unis

Ce qui attire Tocqueville aux Etats-Unis est la fécondité qu’y prend le principe de la souveraineté du peuple. La commune est le lieu où s’apprend, s’enracine et se trempe l’esprit démocratique.

Les magistrats municipaux sont élus pour un an. Veulent-ils créer du neuf -par exemple une école -, ils doivent convoquer la totalité des électeurs, exposer le besoin, proposer les moyens de le satisfaire, etc. « L’assemblée, consultée sur tous ces points, adopte le principe, fixe le lieu, vote l’impôt » et remet l’exécution de ses volontés dans les mains des élus (De la démocratie en Amérique, 1, V).

Comment la sphère communale s’intégre-t-elle à une structure plus vaste ? A cet échelon déjà, chacun voit qu’il est maître en « tout ce qui ne regarde que lui-même », mais qu’il lui est utile de s’unir avec les autres pour certaines entreprises. Il n’obéit pas à des dirigeants par infériorité ou incapacité de se diriger lui-même, mais parce qu’il est conscient que cette union si utile ne peut exister sans un « pouvoir régulateur ».

Il en va de la commune comme de l’individu : « les communes ne sont en général soumises à l’Etat que quand il s’agit d’un intérêt que j’appelle social, c’est-à-dire qu’elles partagent avec d’autres ». La sphère étatique prend le relais de la sphère communale lorsque la commune ne suffit plus à faire face.

Tocqueville

Chaque Etat a des pouvoirs législatif et exécutif qui constituent sa sphère. Sont dévolus au gouvernement fédéral les intérêts et les problèmes que les Etats partagent mais qu’aucun ne parviendrait à réaliser et à affronter seul. Lui revient le droit de faire la paix et la guerre, de conclure des traités de commerce, de lever des armées, de régler ce qui a trait à la valeur de l’argent, d’ouvrir les grandes communications, de lever des taxes... Ce qui n’est pas explicitement attribué à l’Union relève des Etats.

Chaque instance a sa propre sphère, aux limites juridiquement définies ; on ne saurait pourtant en pratique éviter les interférences, ou les heurts. La Haute Cour fédérale a pour mission de maintenir entre Etats et gouvernement fédéral la division des pouvoirs telle que l’a établie la constitution.

Le droit a pour tâche essentielle de veiller à ce que les limites et les attributions de chaque sphère soient respectées. Juges et tribunaux ont en conséquence le pouvoir de refuser d’appliquer une loi qui leur paraît contraire à la constitution (de l’Etat ou de l’Union) ; il s’agit là d’un puissant obstacle élevé contre les abus de pouvoir des assemblées ou des majorités.

De ce rôle du judiciaire découle la grande différence que Tocqueville aperçoit entre la France et les Etats-Unis. En France existe une double centralisation, gouvernementale et administrative. Aux Etats-Unis n’existe qu’une centralisation gouvernementale : l’Union ne passe pas par l’intermédiaire des Etats pour faire exécuter ses injonctions, elle s’adresse directement aux citoyens. En revanche, pas de centralisation administrative : les fonctionnaires sont élus. Ils ne sont donc pas inclus dans une hiérarchie qui les sanctionne ou les protège. Il revient aux tribunaux de les punir s’ils n’ont pas agi légalement. Ils demeurent inattaquables, certes, s’ils respectent la loi sans zèle ni intelligence : c’est alors à leur électorat d’envisager de ne pas les réélire.

La centralisation « à la française » amène le citoyen à se désintéresser du destin et des intérêts de sa localité, donc à être indifférent à la vie politique concrète. Un tel « citoyen » brave la loi, « comme un ennemi vaincu », dès que la force s’éloigne : il oscille « entre la servitude et la licence », sans jamais connaître la liberté.

Proudhon et le contrat fédéral

La critique de la centralisation de Proudhon ne le cède en rien à celle de Tocqueville, mais s’accompagne d’une critique du capitalisme. La Révolution de 1789 avait à détruire et à fonder. Elle a détruit l’Ancien, elle n’a pas su organiser le Nouveau. Elle a abandonné la société aux hasards d’un anarchisme économique doublé d’un autoritarisme politique qui a atteint son apogée dans les années 1793-1794. Au nom de l’être unitaire fictif (le « Peuple ») qu’il est censé représenter, le pouvoir central peut toujours se retourner contre telle ou telle fraction du peuple réel. S’il peut devenir l’organe des puissances d’argent, il peut l’être aussi d’autres puissances : naît de la sorte l’illusion qu’il suffirait de s’emparer de ce centre pour tout transformer.

Ce néfaste préjugé politique consiste à vouloir réformer la société d’en haut, donc à substituer une hiérarchie à une autre. La transformation ne peut au contraire être produite que dans et par la société elle-même. La tendance sociale profonde est à la liberté, à la souveraineté de chacun et à la concurrence généralisée ; or, s’est recréée une féodalité, capitaliste cette fois, qui réserve la concurrence à des privilégiés...

Le ressort du changement est la généralisation du contrat librement débattu entre deux ou plusieurs individus qui s’obligent les uns envers les autres, et se garantissent réciproquement une certaine somme de services, produits, avantages, devoirs, etc. Le contrat social doit porter sur des objets bien définis et valoir pour un temps déterminé. Ce « mutuellisme » des années 1850 va peu à peu être refondu en un « fédéralisme » dont Proudhon exposera la formule en 1863 dans Du principe fédératif.

On oppose autorité et liberté. Dans la réalité, elles coexistent toujours, le tout étant de savoir laquelle est prépondérante. Il est possible d’aller vers toujours plus de liberté grâce au contrat politique, ou contrat fédéral. Ce qui en fait l’essence est que « les contractants, chefs de famille, communes, cantons, provinces ou Etats, non seulement s’obligent synallagmatiquement et commutativement les uns envers les autres, ils se réservent individuellement, en formant le pacte, plus de droits, de liberté, d’autorité, de propriété, qu’ils n’en abandonnent... » (Op. cit., 1, VII).

Le contrat fédéral garantit aux Etats confédérés leur souveraineté, la liberté de leurs citoyens, le pouvoir de régler leurs différends. Trait essentiel : « l’Autorité chargée de son exécution ne peut jamais l’emporter sur ses constituantes (...) les attributions fédérales ne peuvent jamais excéder en nombre et en réalité celles des autorités communales et provinciales, de même que celles-ci ne peuvent excéder les droits et prérogatives de 1 ’homme et du citoyen. S’il en était autrement, la commune serait une communauté ; la fédération redeviendrait une centralisation monarchique ; l’autorité fédérale, de simple mandataire et fonction subordonnée qu’elle doit être, serait regardée comme prépondérante ; au lieu d’être limitée à un service spécial, elle tendrait à embrasser toute activité et toute initiative ; les Etats confédérés seraient convertis en préfectures, intendances, succursales ou régies ».

L’Etat fédéral a un rôle de « législation, d’institution, d’inauguration » pour ce qui touche aux intérêts généraux de l’ensemble. En aucun cas il n’a de rôle exécutif ; il impulse, il donne l’exemple, avant de se retirer en abandonnant aux autorités locales et aux citoyens l’exécution du nouveau service.

Proudhon

Tout l’effort de Proudhon consiste à maintenir l’emprise du bas sur le haut. Il n’a jamais prétendu exclure les conflits, bien au contraire : le fédéralisme, comme tout ce qui vit, se nourrit de conflits et de tensions. Les tensions ne dégénèrent pas en violence, parce qu’au-dessus de l’arbitraire humain, il y a le droit, ou l’idée de justice, qui existe en chacun, mais ne se développe qu’au fur et à mesure qu’elle rencontre et résout des problèmes.

En tant qu’institution, la justice ne peut évidemment qu’être indépendante des pouvoirs centraux. Elle a, comme chez Tocqueville, un rôle fondamental.

Proudhon vise à un fédéralisme intégral. A côté des groupes territoriaux se créeront des « fédérations agricoles-industrielles » pour construire et entretenir les voies de communication, organiser le crédit, etc. Elles ont pour but de "soustraire les citoyens des Etats contractants à l’exploitation capitaliste et bancocratique" (ib.). Ces groupements économiques auront, au même titre que les groupements territoriaux, des délégués au Conseil législatif fédéral.

Ne peuvent vraiment se fédérer que les Etats qui sont déjà en eux-mêmes des fédérations. L’Etat unitaire, par ce qui reste en lui de féodal et de hiérarchique, conserve toujours en son essence une accointance avec la guerre. Il est donc, Proudhon est ici d’accord avec Tocqueville, plus redoutable dans l’offensive ; mais l’Etat fédéral est, lui, redoutable dans la défensive, puisque chaque Etat membre sera défendu contre l’ennemi de toute la force de la fédération.

Proudhon est plus « décentralisateur » que Tocqueville, plus soucieux de l’autonomie de la base et des problèmes sociaux : « qui dit socialisme dit fédération ou ne dit rien », écrit-il.

Les convergences entre les deux auteurs n’en sont que plus frappantes : désir de ne confisquer ni leur être ni leur pouvoir aux individus souverains ; prépondérance du droit, délimitation nette et explicite des compétences... Tout cela les différencie nettement de pseudo fédéralistes comme Barrès ou Maurras, dont le régionalisme n’est qu’un retour au provincialisme d’Ancien régime.

- Illustrations :

 Charles de Secondat, Baron de Montesquieu (portrait).
 Alexis de Tocqueville (portrait).
 Pierre-Joseph Proudhon (Proudhon et ses enfants, tableau de Courbet).

(Sources : Toutes les illustrations utilisées dans cet article sont tirées de l’encyclopédie en ligne wikipédia).

- L’auteur :

Georges Navet enseigne la science politique à la faculté de droit et science politique de Reims, où il dirige le centre de philosophie et de théorie politique. Il est aussi directeur de programme au Collège international de philosophie.

Auteur d’une thèse sur Giambattista Vico et l’introduction de sa pensée en France, il a publié de nombreux articles sur les auteurs français du XIXe siècle (Ballanche, Michelet, Quinet, Proudhon, Renan).

- Sources :

Ce document est tiré du n°8 (d’octobre 1998) des ’’Etudes du Mouvement Européen’’, numéro hors série de ’’La Lettre des Européens’’ : périodique du « Mouvement Européen - France ».

Article initialement paru en juin 2006

Vos commentaires
  • Le 27 juin 2006 à 12:11, par Ronan Blaise En réponse à : Les deux sources majeures de la pensée fédéraliste

    Bon, voilà, je ne suis pas nécessairement franchement très à l’aise ni avec Proudhon, ni avec Tocqueville mais j’ai néanmoins fait ces derniers temps (dans le CDI de mon petit Collège du pays de Caux...) une petite découverte improbable mais rigolote qui, je crois, mérite l’examen.

    En l’occurrence, il s’agit d’un livre d’un contemporain des deux premiers : « Lettres de Russie » de Custine (édition ici préfacée par l’historien Pierre Nora...). Mais quel rapport avec le débat en cours sur le fédéralisme, me direz-vous ? Un peu de patience, s’il vous plaît, j’y viens...

    En fait, en dehors des écrits de Custine sur la Russie (description très intéressante, au demeurant et riche d’enseignements...), l’intérêt soulevé ici est dans la ’’comparaison parallèle’’ établie par le ’’préfaceur’’ (Pierre Nora) entre Custine et... Tocqueville (nous y revoilà).

    Deux personnages issus des mêmes milieux aristocratiques d’Ancien régime, pareillement traumatisés par la Révolution française (avec des proches parents guillotinés pendant la Terreur), tous deux pareillement hostiles -donc- à priori, aux idées démocratiques. Mais deux personnages de la France de l’époque de la restauration et de la Monarchie de juillet qui vont connaître la ’’rédemption’’ à travers des trajectoires apparemment contradictoires mais en réalité convergentes.

    A priori hostiles aux idées démocratiques et libérales, tous deux - ’’deux intelligences légitimistes en disponibilité’’ - partent faire leur apprentissage politique au cours d’un voyage d’études politiques : l’un (Tocqueville) croit partir aux enfers (en Amérique, aux Etats-Unis, toute jeune démocratie et jeune Etat fédéral), l’autre croît partir au paradis (en Russie : le régime tsariste autocratique, centralisé et traditionnaliste...) et tous deux, après avoir fait l’expérience de la découverte concrète et pragmatique, en reviendront convertis aux idées démocratiques et dans les vertus du régime parlementaire représentatif et du système constitutionnel (abouti aux Amériques, interdit en Russie).

    Et c’est presque simultanément que ces deux auteurs font paraître leurs conclusions : en 1835 pour Tocqueville, en 1843 pour Custine (la publication du premier de ces deux ouvrages ayant encouragé Custine dans sa démarche d’écrire pareillement sur la Russie...).

    La convergence de vue entre les deux convertis est éloquente, comme en témoigne -de la part de Custine- l’extrait et les ’’aveux’’ suivants : ’’Est-ce ma faute, à moi, si en allant demander à un gouvernement absolu des arguments nouveaux contre le despotisme de chez nous, contre le désordre baptisé du nom de liberté, je n’ai été frappé que des abus de l’autocratie’’.

    Le chassé-croisé du départ et de l’arrivée les amène pourtant à des conclusions identiques : un ralliement raisonnable au régime représentatif et constitutionnel qui s’exprime en des termes presque symétriques.

    Ainsi, Tocqueville : « Les principes sur lesquels les constitutions américaines reposent, les principes d’ordre, de pondération des pouvoirs, de liberté vraie, de respect sincère et profond du droit sont indispensables à toutes les républiques... Suivant que nous aurons la liberté démocratique ou la tyrannie démocratique, la destinée du monde sera différente et l’on peut dire qu’il dépend aujourd’hui de nous que la république finisse par être établie partout ou abolie partout. »

    Et Custine : « Parti de France effrayé par les abus de la liberté menteuse, je retourne dans mon pays persuadé que si le gouvernement représentatif n’est pas le plus moral ; logiqumeent parlant, il est sage et modéré dans la pratique ; quand on voit que d’un côté, il préserve les peuples de la licence démocratique (sic) et de l’autre des abus les plus criants du despotisme... on se demande s’il ne faut pas imposer silence à ses antipathies et subir sans se plaindre une nécessité politique qui, après tout, apporte aux nations préparées pour elle plus de bien que de mal. »

    Deux éloges quasi symétriques du régime représentatif et du système constitutionnel. Etonnant, non ?!

  • Le 18 juillet 2006 à 15:29, par juliebailleux En réponse à : Les deux sources majeures de la pensée fédéraliste

    pourquoi n’est-il pas question d’alexandre marc dans cet article ?

    très cordialement, julie

  • Le 18 juillet 2006 à 16:29, par Ronan Blaise En réponse à : Les deux sources majeures de la pensée fédéraliste

    Dans cet article, l’auteur a pris le parti de ne traîter que deux sources de la pensée fédéraliste (école francophone) du XIXe siècle. A savoir Tocqueville et Proudhon.

    De ce fait, il n’y est effectivement pas question des penseurs fédéralistes ultérieurs, comme effectivement Alexandre Marc (Lipiansky) ou Denis de Rougemont (dont on fêtera néanmoins, en septembre prochain, le centenaire de la naissance...).

    De la même manière qu’on ne trouve pas dans cet article de développements consacrés à d’autres penseurs fédéralistes a priori ’’non francophones’’, comme -par exemple- Alexander Hamilton, William Penn, Lionel Curtis, Lord Lothian, Luigi Einaudi, Altiero Spinelli, Emmanuel Kant, Dante Alighieri (lui même) et bien d’autres encore...

    Ce qui ne veut pas non plus dire que leurs travaux soient négligeables ou complètement inintéressants...

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