Les Espagne(s) : singulier pluriel.

Symboles nationaux, Discours sur l’Histoire, Enjeux électoraux…

, par Ronan Blaise

Les Espagne(s) : singulier pluriel.

En ce dimanche 9 mars, l’Espagne vote pour renouveler son Parlement. Des élections législatives une nouvelle fois marquées par la violence politique, les menaces séparatistes (électoralement minoritaires, cependant…) et par la volonté clairement affichée, par certains candidats, d’instrumentaliser l’Histoire et de « faire parler » le passé pour, ainsi, tenter de mieux mobiliser leurs électorats...

L’occasion pour nous de nous interroger sur les Espagne(s) : cette construction historique et politique qui cherche aujourd’hui, tant bien que mal, à faire harmonieusement cohabiter les principes d’unité politique, d’expression démocratique, de contrôle démocratique des pouvoirs et de respect de sa diversité culturelle au-delà même des sempiternelles rhétoriques nationalistes (et autres crispations ethno-identitaires…).

« España es una » ou la tentation idéologique de la "plus grande Castille"

Lors de cette récente campagne électorale, l’un des grands leaders politiques s’exprimant à cette occasion (nos lecteurs attentifs le reconnaîtront sans peine...) s’est récemment égaré à parler, avec fierté, de l’Espagne (au singulier, bien entendu...) comme de l’une (sinon la) « plus vieille nation d’Europe », aujourd’hui présumé chef d’œuvre en péril que ses adversaires politiques auraient délibérément voulu « brader » voire « casser ». Dans un cas comme dans l’ordre, n’exagérons rien tout de même…

D’abord parce que l’unité « moderne » des Espagne (qui ne remonte pas au-delà de l’extrême fin du XVe siècle ou, plus sûrement encore, tout début du XVIe : en 1512, très précisément…) [1] est là un phénomène somme toute relativement récent, en tout cas de très loin postérieur aux constructions étatiques d’Etats-nations comme la France, l’Angleterre, la Pologne ou la Hongrie, la Croatie, la Serbie… (voire le Portugal…) ; un phénomène de construction étatique également postérieur de très loin à l’émergence de l’idée d’une unité allemande ou italienne (inachevées, il est vrai, jusqu’au XIXe siècle…).

Ensuite parce qu’un tel discours - volontairement alarmiste, sinon exagéremment dramatique - n’a en fait pour seul objectif que de mobiliser ceux qui sont - décidément - bien incapables de concevoir l’Espagne comme autre chose qu’une « plus grande Castille » : forcément catholique, évidemment unitaire et centraliste, et - bien entendu - indivisible (et ce, quoi qu’en pensent les populations pourtant au tout premier chef concernées…). Et ce au mépris le plus total de tous ceux qui, bien que sachant parfaitement qu’ils vivent « en Espagne », ne se sentent pas nécessairement « espagnols » au sens premier du terme (puisqu’il y en a).

Un discours qui se décline donc souvent, à Droite, avec la défense d’un supposé « Ordre moral » transcendant et immanent, le souhait appuyé d’un retour à un ordre social rigide s’appuyant sur des valeurs « traditionnelles » et l’aspiration à la mise en place - par la voie électorale « populiste » - d’un pouvoir central autoritaire qui servirait alors de rempart « contre le désordre politique et l’anarchie sociale », contre les prétendues « dérives sociétales du modernisme » et d’une démocratie « hors de tout contrôle ».

Un discours conservateur et clérical, parfois réactionnaire, souvent nostalgique d’un « ordre franquiste » subjectivement revisité et un discours - en tout cas - ouvertement nationaliste. Un discours nationaliste (« España es una », fermez le ban…) qui cherche, en fait et surtout, à ainsi faire oublier que l’Espagne a toujours été un « singulier pluriel » ; et que seul le respect des identités diverses a, historiquement, vraiment permis la cohésion (toute relative) de l’ensemble.

Une réalité historique beaucoup plus complexe

En effet l’Espagne actuelle, née au début des temps modernes - fruit de l’histoire et d’une habile politique dynastique d’alliances matrimoniales entre familles princières des divers royaumes de la péninsule - est un Etat « composite » [2] formé de l’addition d’une bonne demi-douzaine d’Etats souverains : Aragon, Castille, Léon, Navarre, etc.

Lesquels Etats péninsulaires, ont tous, à quelque moment de leur existence, ombrageusement revendiqué leur indépendance les uns par rapport aux autres (ou réclamé l’hégémonie sur la péninsule). Etats espagnols, Etats des Espagne(s) dont on retrouve d’ailleurs la trace (voir visuel d’ouverture de cet article...) sur le blason actuel du Royaume d’Espagne : symbole d’une unité politique à construire dans le respect des identités collectives et autonomies locales héritées de l’Histoire.

Et si les couleurs nationales « sangre y oro » (i. e : « sang et or ») de l’Espagne sont aujourd’hui (en tout cas depuis 1785 et la fin du XVIIIe siècle…) bel et bien le rouge et l’or, c’est aussi parce que ces mêmes couleurs sont également - fort opportunément - communes à certaines de ses composantes : Royaumes de Castille-Léon, d’Aragon (dont étaient la Catalogne, le pays valencien et les Baléares...), de Navarre (dont faisait alors partie l’actuel Pays basque...), etc.

Sans oublier un passé pourtant pas si éloigné que cela où, aux deux premières bandes horizontales « rouge et or », était rajoutée une bande de couleur mauve ou violette : symbole appuyé, face au pouvoir centralisateur « madrilène » et face à l’absolutisme monarchique, du combat « démocratique » des communautés historiques de l’Espagne pour la défense de leurs « fueros » (ces fameuses libertés et autonomies locales qui définissent le mieux une Espagne, décidément, forcément plurielle…).

Et sans même parler des communautés « allogènes » et autres autonomies « historiques » de l’Espagne d’aujourd’hui qui - Basques, Catalans, Galiciens ou Canariens, par exemple - ne se reconnaissent pas forcément dans un Etat espagnol « unitaire », même fortement décentralisé...

Et c’est dans un tel contexte (renforcé par des questions d’arithmétiques électorales où pèsent de tout leur poids les partis politiques « nationalistes » issus de ces « Autonomies historiques »…) que l’Espagne, depuis la fin des années 1970 et la transition démocratique, s’est lancée dans un processus de réorganisation institutionnelle, sans doute encore inachevé à ce jour…

Un système de répartition des compétences étatiques ici pudiquement dénommé « Etat d’autonomies » (sans doute que le mot « fédéralisme » faisait encore trop « peur » dans l’Espagne « post-franquiste » du début des années 1980…) qui ouvre ainsi la voie à un « fédéralisme asymétrique » où, finalement, chaque communauté territoriale exercerait les compétences effectivement mises à sa disposition par le pouvoir central « madrilène », mais demandées et acceptées de leur libre choix...

Hymne national, Programmes scolaires : toujours le même psychodrame

Et c’est dans ce contexte pré-électoral que s’est récemment produit, en janvier dernier, le récent psychodrame politique que l’on sait autour de l’hymne national espagnol : aujourd’hui simple instrumental plus que jamais « sans parole »...

Puisque, comme on s’en souviendra, la proposition (alors émanant du « Comité olympique espagnol ») de donner des paroles consensuelles à l’hymne national espagnol en vue des prochains « Jeux Olympiques » de Pékin 2008, s’était alors soldée par des réactions virulentes : une intense polémique alors reprise en choeur par les milieux politiques, l’affaire se terminant - en définitive - par le retrait du projet.

Une « affaire » qui révèle et illustre en tout cas le rapport complexe des Espagnols à leur pays : bien entendu différent suivant la sensibilité politique de chacun, le milieu social et politique dont il est issu ; mais plus encore selon la province d’où chacun est originaire...

Puisque si certains souhaitent effectivement fièrement chanter l’unité et la grandeur éternelle du pays, la défense du catholicisme, l’unité de la péninsule « œuvre des rois catholiques » ou encore les caravelles de Christophe Colomb… (ce qui n’est, aussi surprenant cela nous paraisse, décidément pas vraiment du goût de tout le monde...) il s’avère que d’autres encore souhaitent surtout mettre l’accent sur l’autonomie des provinces [3], les Lumières, la liberté et la démocratie retrouvées (ce qui n’est finalement pas, là non plus - même si cela peut nous sembler également surprenant - un sujet tout à fait consensuel…).

Quant à demander de chanter « Viva España ! » (puisque le texte proposé commençait en fait en ces termes vibrants...) à des basques, à des andalous ou à des catalans négativement marqués par le centralisme madrilène et volontiers hostiles à tout propos « unitaristes » aussi tonitruants, c’est là encore un autre problème...

Voilà un tout cas un problème touchant là au « vivre ensemble ». Un problème complexe d’autant plus délicat à résoudre que [4] l’enseignement de l’histoire espagnole n’est aujourd’hui pas le même selon les provinces espagnoles où il est dispensé. Différent suivant que l’on soit en Castille, en Catalogne ou au Pays basque ; puisque les programmes scolaires sur ce sujet brûlant sont depuis lors élaborés à près de 50% dans les « Communautés autonomes » dotées de compétences en matière d’éducation [5] (le reste des programmes étant fixé par l’Etat central "espagnol" et demeurant commun à l’ensemble du territoire espagnol) [6].

Où l’on découvre que, par exemple - sur un thème apparemment aussi consensuel que la « Navigation transocéanique de Christophe Colomb, en 1492 » - les Catalans, les Galiciens, les Canariens, les Andalous et les Aragonais (etc) tirent la couverture à eux (en termes de cartographie, de financement, d’expérience maritime, de navigateurs et marins « mobilisés » pour l’aventure, etc) et tentent de s’en attribuer les mérites exclusifs... mais sans jamais entendre parler du rôle pourtant essentiel (en seuls termes de soutien financier et d’impulsion politique...) de la reine Isabelle de Castille !

D’où la difficulté de préserver une histoire commune, voire une communauté de vie « espagnole ». Car le risque reste - à force de mettre l’accent sur tout ce qui distingue, oppose et sépare - d’encourager les « susceptibilités » ainsi « stimulées » à devenir autant de « sentiments de supériorité » délétères... Et de former, ainsi, des générations entières d’ignorants dangereusement imbus d’eux-mêmes. Ce qui mènerait alors tout droit au repli sur soi, à la xénophobie : premiers pas vers le fascisme ethnique ou vers l’égoïsme national...

Et ce qui manque à l’Espagne d’aujourd’hui, c’est sans doute moins les analyses historiques politiquement divergentes (voire volontairement biaisées…) qu’un authentique projet de vie commune.

Car si l’Histoire admet effectivement diverses interprétations - complémentaires - c’est bien parce qu’une vérité « monolithique » née d’un regard unique, cela n’a pas vraiment de sens objectif sur le seul plan scientifique. Mais si interpréter les faits historiques pour tenter de leur donner un sens est une chose ; en revanche s’approprier les faits, à sa convenance - pour politiquement mieux les instrumentaliser et, ainsi, mieux manipuler les masses - c’en est une autre.

Or l’Espagne actuelle a sans doute aujourd’hui plus besoin de projets dynamiques et novateurs pour l’avenir que de discours politiques sur le passé ; surtout si ceux-là sont idéologiquement marqués par un éhonté « tripatouillage sélectif » et « politiquement orienté » des faits...

- Illustration :

Le visuel d’ouverture de cet article est le blason actuel, l’écu officiel (i. e : les armoiries) du Royaume d’Espagne : document tiré de l’Encyclopédie en ligne wikipédia.

- Sources :

« Un hymne national toujours sans paroles » : un article d’ « El Pais », le quotidien généraliste de centre-gauche de Madrid (document publié dans le « Courrier International » n°899, du 24 janvier 2008 ; page 18).

« Manuels d’Histoire à géographie variable » : un article également titré d’ « El Pais » (document publié dans le « Courrier International » n°368, du 20 novembre 1997 ; page 15).

- Pour en savoir plus :

 Pour un regard encyclopédique - rapide mais problématisé et raisonné - sur l’histoire des Espagne(s) et de l’ « espace ibérique », on consultera :

L’« Atlas des peuples d’Europe occidentale » des historiens et géographes André et Jean Sellier : un document publié aux « Editions de la Découverte », en 1995 (200 pages ; ici : page 57-75).

 Sur le Drapeau de l’Espagne.

 Sur les Armoiries de l’Espagne.

 Sur l’Hymne national espagnol.

Mots-clés
Notes

[11512 : naissance officielle de l’Espagne, par l’ « union-fusion étatique » des royaumes de Castille, d’Aragon et de Navarre.

[2Tout comme l’ont également été - en leurs temps - l’Allemagne, l’Italie ou l’opportunément bien dénommé « Royaume-Uni » de Grande-Bretagne…

[3Cf. « Gernikako Arbola » (i. e : l’ « Arbre de Guernica ») : Hymne basque célébrant les « Libertés basques » que - sous l’Ancien régime - le Souverain d’Espagne devait solennellement jurer de maintenir et protéger, devant le chêne centenaire en question : à Guernica, coeur traditionnel et capitale spirituelle d’un Pays basque alors très officiellement autonome...

[4Depuis les réformes éducatives adoptées par le Parlement espagnol en 1990 : sous le gouvernement de l’ancien premier ministre socialiste Felipe Gonzalez, avec l’appui des votes des députés nationalistes basques et catalans (dont était le ministre de l’Education de l’époque : José Maria Maravall). Réformes depuis lors en partie remises en question sous les gouvernements conservateurs de José-Maria Aznar (et de son ministre de l’Education Mme Esperanza Aguirre).

[5« Communautés autonomes » espagnoles dotées de compétences en matière d’éducation : Andalousie, Canaries, Catalogne, Galice, Navarre, Pays basque, Pays valencien.

[6Ainsi, les maisons d’édition spécialisées doivent présenter jusqu’à sept versions différentes des mêmes manuels scolaires d’Histoire : versions différentes censées proposer, en fonction des directives des régions dôtées de compétences en matière d’éducation, des versions « localiste » différentes des mêmes faits historiques. Les manuels étant rigoureusement identiques dans toutes les autres régions du reste de l’Espagne ; hormis - bien entendu - références à la géographie locale et/ou événements emblématiques vraiment propres à chacun des territoires concernés.

Vos commentaires
  • Le 24 mars 2008 à 09:50, par Ronan En réponse à : Les Espagne(s) : singulier pluriel.

    - Compléments d’informations :

    Sur la relativité des identités nationales dans la péninsule ibérique, on notera qu’un récent sondage (de l’hebdomadaire lisboète « Sol ») indiquait - en octobre 2006 - que plus du quart des Portugais (27.7% exactement) souhaitaient la mise en place d’une union politique étroite entre le Portugal et son voisin espagnol (tendance déjà mise en évidence, avec les mêmes résultats, par un sondage similaire réalisé en 1983 par le journal portugais « Expresso »).

    Des chiffres qui reposent là la question de l’ « Ibérisme » : ce courant de pensée (principalement portugais) qui, dès le XIXe siècle, défendait l’idée d’une union politique "entre égaux" des deux grands pays de la péninsule ibérique. Idée accentuée par l’interdépendance économique et commerciale aujourd’hui de plus en plus étroite entre les deux pays.

    Par delà les différences linguistiques, culturelles et identitaires (littéraires, musicales, gastronomiques, footbalistiques, etc), juste rappeler que les royaumes d’Espagne et du Portugal ont déjà été étroitement associés - sous un régime strict d’ "union des couronnes" - entre 1580 et 1640 (avant que les Princes portugais de la maison de Bragance ne restaurent l’indépendance nationale du Portugal, en 1640).

    Rappelons que le Portugal n’est - au début de son histoire, en 1095 - qu’un fief (Comté) momentanément détaché du royaume de Castille-León par son roi Alphonse VI au profit de son gendre : le chevalier Henri de Bourgogne ; prince capétien dont le fils, Alphonse Ier le Conquérant, sera proclamé roi en 1139 après la bataille d’Ourique remportée sur les Maures, bataille fondatrice de l’indépendance du Comté alors devenu Royaume de Portugal.

    Rappelons également que l’union politique de la Castille-Léon et de l’Aragon, union politique fondatrice de l’Espagne unie des temps modernes (consacrée par le mariage d’Isabelle de Castille et de Ferdinand d’Aragon, en octobre 1469 ; alliance des deux royaumes politiquement effective à partir de 1479) n’était - au XVe siècle - qu’une option parmi tant d’autres de la politique matrimoniale des princes castillans visant à construire l’unité péninsulaire hispanique à leur profit.

    Autre option politique alors également caressée : l’alliance étroite, l’union matrimoniale et politique, entre Castille-Léon et Portugal (la célèbre reine Isabelle de Castille, Isabelle la catholique, étant d’ailleurs la fille du roi Jean II de Castille-León et de la princesse Isabelle de Portugal ; et sa soeur "puînée" Jeanne - héritière contestée de la couronne de Castille détrônée, en 1475-1479, par Isabelle la catholique - ayant par ailleurs épousée le roi Alphonse V du Portugal).

    D’ailleurs, juste souligner que les rois catholiques de l’Espagne désormais unie allaient par la suite encore poursuivre cette politique d’union matrimoniale avec le Portugal dans le but de former un royaume péninsulaire uni.

    Efforts alors remis en question par le décès prématuré d’Alphonse de Portugal (en 1491), héritier commun aux deux royaumes qui aurait pu, sous son autorité, unifier toute la péninsule dès le début du XVIe siècle si seulement il avait vécu plus longtemps.

    Mais efforts finalement couronnés de succès, en 1580, après la mort sans postérité du roi Sébastien 1er de Portugal (et l’éviction de ses successeurs Aviz) par les souverains Habsbourg de Madrid, leurs cousins espagnols (le roi habsbourg d’Espagne alors amené à régner sur le Portugal n’étant autre que le roi Philippe II : fils de la princesse Isabelle de Portugal ayant également épousé sa cousine, l’infante Marie du Portugal).

    - Source : « Où l’on reparle d’une Union ibérique » (article publié dans le « Courrier International » n°832 du 12 octobre 2006, page 22).

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