Lundi matin, huit heures. Les deux délégations s’installent face à face, pour une dernière séance qui s’annonce orageuse. La Présidente du Conseil de l’Union donne les dernières indications aux membres de sa délégation, dans un français parfait, certes, mais qui ne laisse aucun doute : elle est québécoise !
En effet, nous ne sommes pas à Strasbourg, encore moins à Bruxelles, mais à Sciences Po Bordeaux, où des élèves de deuxième année de master participent à une simulation d’adoption d’une directive européenne. Commencée il y a plusieurs semaines, celle-ci prend fin aujourd’hui, avec la séance de conciliation entre Conseil de l’Union et Parlement. Si l’objectif des négociateurs est bien sûr le consensus, le débat s’est fait plus houleux la semaine dernière, à mesure que le texte de la directive évoluait de première en seconde lecture, circulant entre Parlement et Conseil.
Un thème au cœur de l’actualité
Encadré par Mariya Nedelcheva, le jeu de simulation porte cette année sur l’adoption d’une directive européenne concernant les règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel. Ce projet de directive modifiant la directive 2003/55/CE est actuellement discuté à l’intérieur des véritables institutions, et se trouve au cœur de l’actualité européenne, tant d’un point de vue économique que géostratégique.
Certains pays, dont l’Allemagne et la France, défendent toujours les intérêts de leur champion national, discutant les avantages escomptés d’une libéralisation d’un secteur jusque là réservé. Encore sous le choc de la récente crise entre l’Ukraine et la Russie, d’autres pays, telle la Bulgarie, dénoncent une situation de dépendance énergétique devenue intenable. Plus favorables à la libéralisation et moins préoccupés pour leur sécurité énergétique, d’autres s’affichent enfin plus sensibles à l’environnement : notamment la Suède, le Danemark, et les Pays-Bas.
Au Parlement, les eurodéputés du PPE-DE et du PSE parviennent à s’entendre pour recentrer le projet de directive autour des consommateurs, tout en donnant plus de place à l’environnement et à la sécurité énergétique. Pour sa part, la Commission voudrait négocier en coulisses la fermeture de la centrale nucléaire lituanienne. « Les grandes tendances de la vie des institutions se confirment », analyse Mariya Nedelcheva, devant le déroulement de la simulation : « le temps qui ne suffit pas, la superposition des clivages culturels, politiques, nationaux, les alliances ponctuelles, le manque d’une base idéologique commune, et la tendance à se focaliser sur les détails extrêmement techniques en oubliant les grands débats ».
La technicité croissante des discussions a en effet limité la mise en place de positions politiques claires de la part des grandes coalitions, permettant aux extrêmes de canaliser les frustrations, et de leur faire un procès d’intention. L’eurodéputée IND/DEM danoise, incarnée par une étudiante, s’oppose ainsi fermement au projet de directive : « Nous y voyons un moyen pour la Commission européenne d’étendre toujours plus ses compétences », (...) « nous rejetons très clairement et une fois de plus cette centralisation et bureaucratisation de l’Europe ». Elle dénonce par ailleurs la « manipulation » exercée par le rapporteur (eurodéputée Vert ALE tchèque) sur la commission parlementaire, ayant inscrit les termes « environnement » et « développement durable » « à tous les articles ou presque »...
Pallier une formation trop théorique
Regrettant le caractère parfois trop théorique que prend la formation de futurs professionnels des institutions communautaires, la jeune chercheuse et responsable politique se félicite de ce cours qui permet aux étudiants d’avoir des outils pratiques, et une idée concrète du policy making de l’UE. En rassemblant des étudiants français, mais aussi britanniques, polonais, slovaques, moldaves, et même russes et canadiens, la formule est une véritable « école de l’Europe » !
Mariya Nedelcheva s’assure que tous les travaux produits par les élèves sont bien transmis aux véritables acteurs, et le rapport final envoyé à la Commission. Ainsi, l’année dernière, « au stade de la consultation, la Commission européenne a pris en compte certaines des propositions apportées dans le jeu de simulation, notamment en ce qui concerne les pouvoirs de contrôle de l’Agence des régulateurs et les droits des consommateurs », rapporte-t-elle. Si ses responsabilités l’amenaient à quitter Bordeaux, elle promet de revenir à Sciences Po chaque année, ne serait-ce que pour continuer d’encadrer cette simulation, car « même si c’est un cliché, l’Europe le vaut bien ! ».
Le vendredi précédent, lors de la seconde lecture au –faux– Conseil, des désaccords jusque là contenus se sont exacerbés : certains pays ont ainsi fait front contre l’inscription de contraintes d’ordre environnemental dans le chapitre sécurité énergétique, déplorant l’incompréhension évidente des autres pays pour leur grande fragilité énergétique. La ministre lituanienne a ainsi demandé au reste du Conseil si la réouverture de sa centrale irait dans le sens de la « diversification du bouquet énergétique », recommandée par les Pays-Bas notamment. Le ministre bulgare dénonçait pour sa part le décalage cinglant entre les difficultés de son pays et les solutions proposées, prenant la France à parti en s’exclamant que « proposer des panneaux solaires quand il n’y a plus de gaz, ce serait offrir de la brioche lorsqu’il n’y a plus de pain ».
La Commission a par ailleurs déclenché la surprise en décidant finalement de s’opposer à la troisième voix, proposée par une coalition de pays face à la libéralisation, obligeant ainsi le vote à l’unanimité : neufs amendements, soutenus notamment par la France, ont ainsi été rejetés tour à tour. Déplorant les heures de travail rendues inutiles par un Commissaire selon eux peu coopératif, les ministres pour un jour ont cependant refusé de se laisser abattre avant la fin du dernier acte. Autant dire que la tension est intense ce matin, ce d’autant plus que la séance doit se finir en temps et en heure, l’intervenante devant se rendre à l’Elysée dans l’après-midi.
Sans attendre l’issue de la séance de consultation, on peut déjà affirmer que ce jeu de simulation est cette fois encore une réussite, véritable mise en pratique des connaissances accumulées depuis deux ans. Les étudiants sont en effet amenés à se positionner concrètement à l’intérieur du système institutionnel communautaire, en évaluant les pouvoirs réels des différents acteurs. Certains ont ainsi découvert à leur dépend les conséquences d’un désaccord avec la Commission, quand d’autres tentaient d’anticiper sur les interprétations futures de la CJCE… Cette simulation aura enfin été une occasion d’éprouver la complexité du processus décisionnel. Devant la confusion qui régnait mardi en Conseil des ministres, le Président du jour déclarait ainsi : « imaginez maintenant que le processus dure deux ans et qu’on se mette tous à parler dans des langues différentes ! »
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