Fédéralisme

La saga des fédéralistes européens pendant et après la dernière guerre mondiale (VII)

Episode 7 : de la relance de Messine à l’Europe communautaire fin des années 50, début des années 60

, par Jean-Pierre Gouzy

La saga des fédéralistes européens pendant et après la dernière guerre mondiale (VII)

Devant cette évolution en dents de scie des événements au sein de l’Union européenne des Fédéralistes, la tendance la plus radicale l’emporta, derrière Altiero Spinelli, Alexandre Marc et Michel Mouskhely, éminent professeur de droit constitutionnel à l’Université de Strasbourg. Elle formula ses thèses dans un manifeste publié sous le titre « Combat pour le peuple européen ».

Cette équipe qui devait donner naissance par la suite au Congrès du peuple européen comprenait des hommes connus pour leur attachement à des « sources fédéralistes » différentes mais profondes : Hamilton et Proudhon, pour schématiser. Une communauté de vues liée à une même analyse de la conjoncture les réunit quelques années dans une même stratégie.

De cette stratégie, quel était le sujet insolite ? C’était le « peuple européen » ! Quel devait être le rôle des fédéralistes ? C’était de devenir l’avant-garde consciente de cette communauté populaire que « l’ancien régime » des États-nations s’efforçait de maintenir dans les limbes. Condamnant l’européanisme verbal, les signataires du manifeste déclaraient vouloir tenter l’expérience de la réalisation d’un Congrès du peuple européen préfigurant l’Europe fédérale, comme le Congrès de Gandhi avait, aux Indes, pendant des années, incarné l’expression centrale d’une volonté d’indépendance et d’unité.

Le Congrès du peuple européen serait donc un forum destiné à faciliter le développement d’un effort ascendant partant de la base, composé de délégués élus au cours d’élections primaires, par référence aux élections primaires américaines. Ce Congrès devait demander, avec sans cesse plus d’éclat, que la construction de l’Europe soit confiée aux Européens eux-mêmes, par le truchement d’une assemblée constituante élue.

De tels mots d’ordre, par leur ambition, pouvaient rebuter ou séduire : ils supposaient en tout cas une mobilisation militante sans précédent dans une Europe, il faut bien le dire, dont la capacité de mobilisation ne saurait être réalisée en dehors de périodes de crises extrêmes. Or, la grave crise ouverte par l’échec de la CED le 30 avril 1954, fut de relativement courte durée, puisque moins d’un an après cet échec, la relance décidée à Messine devait aboutir aux traités de Rome du 25 Mars -1957, instituant une « Communauté européenne de l’énergie atomique » (EURATOM) et une « Communauté économique européenne ».

Le 1er Janvier 1958, les traités de Rome entraient en vigueur après des ratifications parlementaires tranquilles. Les Commissions des nouvelles Communautés s’installaient à Bruxelles et Robert Schuman présidait l’Assemblée parlementaire européenne à Strasbourg. La CECA n’était plus isolée à Luxembourg, l’Europe communautaire s’imposait comme une réalité nouvelle dans de nouveaux domaines. Bref, le cours de l’histoire de l’intégration européenne, un moment interrompue, pouvait donner le sentiment d’avoir repris son élan normal.

 Paradoxalement, les cercles fédéralistes initialement les plus réservés à l’égard de la « relance européenne », dont les bonnes intentions économiques et politiques ne leur paraissaient pas servies, à juste titre, par des institutions suffisamment fortes, bénéficièrent dans leurs campagnes, du climat psychologique et politique européen indéniablement favorable qui entoura la signature et la ratification des traités de Rome.

Beaucoup de fédéralistes rêvèrent donc d’apporter ce supplément d’âme politique dont la nouvelle Europe économique avait besoin grâce à l’expérience originale et motivante du Congrès du peuple européen.

Dans plusieurs régions d’Allemagne fédérale, de Belgique, de France, et d’Italie – où Altiero Spinelli disposait de la base la plus forte –, mais sans oublier, par ailleurs, l’Autriche et la ville de Genève, des militants fédéralistes suscitèrent des élections primaires inspirées de celles qui ont lieu aux États-Unis. Ces élections avaient pour but de désigner les délégués dont le rassemblement constituerait un Congrès du peuple européen censé représenter une légitimité démocratique naissante, en l’attente des élections européennes prévues par les traités communautaires mais qui n’auront lieu, pour la première fois, en définitive, qu’en juin 1979.

Les délégués, porteurs de cahiers de doléances, exprimaient les raisons pour lesquelles leurs villes et régions souhaitaient la création d’une Europe fédérale. D’autre part, le Congrès devait approuver un projet de traité constituant dont la prise en considération par les autorités compétentes aurait pu devenir la conséquence de leur action. L’idée était simple et séduisante. Elle suscita des dévouements extraordinaires, mais l’expérience fut d’assez courte durée : les élections primaires ne furent, en effet, un succès que là où préexistait une organisation européenne de base relativement forte. D’autre part, il aurait fallu disposer de moyens beaucoup plus considérables pour intégrer de manière durable des forces sociologiques réelles dans cette action.

Le premier Congrès du peuple européen se tint à Turin en décembre 1957. Il groupait des délégués représentant soixante-quinze mille électeurs de Strasbourg, Lyon, Maastricht, Milan, Turin, Anvers, Genève et Düsseldorf. La deuxième session du Congrès eut lieu à Lyon, en janvier 1959, trois cent vingt quatre mille électeurs européens étant représentés. En décembre de la même année, on décompta trois cent quatre-vingt quinze mille électeurs lors du congrès de Darmstadt, en Allemagne. À Ostende, enfin, en décembre 1960, les délégués parlèrent au nom de quatre cent vingt-cinq mille européens. Des succès appréciables furent obtenus dans certaines grandes villes italiennes, notamment, mais aussi, en divers pays, dans de petites circonscriptions autrichiennes, hollandaises et françaises, où des pourcentages assez remarquables de votants furent souvent enregistrés. Ainsi, dans l’agglomération d’Annecy, le pourcentage des électeurs atteignit 40 % de celui obtenu au cours des élections municipales précédentes, 43% dans une petite ville de Normandie comme Vernon, dont je fus l’élu le 23 avril 1961.

Il serait donc inexact de prétendre que cette expérience prémonitoire ait été négative. Elle permit pour le moins de vérifier, là où cela avait été possible, l’existence d’un préjugé populaire favorable à « l’Europe » à l’heure où ce qu’on a appelé « le marché commun » commençait à sensibiliser les citoyens des villes et des campagnes à leurs intérêts solidaires. Cette expérience fut le symbole de l’éveil d’une conscience nouvelle, malgré le mutisme et les lenteurs des milieux officiels.

 Ainsi, l’Europe communautaire n’a cessé d’étendre le champ de son expérience. Chemin faisant, elle n’a cessé aussi d’être fécondée par les mouvements européens et les militants fédéralistes. Aux mouvements se sont, en outre, ajoutés progressivement des collèges, des instituts, des centres d’études et de recherches universitaires, des Maisons de l’Europe, des associations spécialisées (communes, éducateurs, journalistes, cheminots), des centres de formation, etc.

Et pourtant, jusqu’ici, les Européens n’ont pas été, pour autant, capables de se donner une organisation politique commune digne de ce nom. Certes, les élections européennes ont fini par leur être accordées, certainement pas l’Assemblée constituante dont leurs aînés proclamaient la nécessité dans les années 1950. Les divergences de souverainetés nationales sont demeurées vivaces malgré les contraintes communes imbriquant chaque année un peu plus, intérêts économiques, réalités sociales ou monétaires, astreintes diplomatiques.

Un enseignement essentiel, me semble-t-il, en tout cas, ressort de ce raccourci historique : les gouvernements n’ont avancé, progressé, agi et réagi que parce que des femmes et des hommes engagés, des idées et des mouvements ont existé, agi et réagi.

C’est ce que j’ai voulu rappeler en relatant le périple de la deuxième guerre mondiale au début des années 1960, quand il devint évident que l’expérience communautaire, en tant que communauté de destin, d’intérêts, de valeurs, servirait de cadre à un nouveau développement démocratique : celui d’un peuple fédéral européen

Illustration : drapeau européen en mouvement lors d’une action de rue des Jeunes Européens France à Tours en 2006.

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