La Belgique, ce n’est pas le Tibet...

Ou la question des discriminations en Belgique

, par Baptiste Thollon

La Belgique, ce n'est pas le Tibet...

Il est des saisons où l’actualité s’emballe et où à l’accumulation des faits se substitue une certaine logique des événements. La Belgique nous en offre une nouvelle fois le témoignage.

Alors qu’Yves Leterme, l’homme aux 800.000 voix flamandes, vient enfin d’être intronisé, après neuf mois d’une gestation douloureuse, Premier ministre, le Royaume d’Outre-quiévrain vient de faire l’objet successivement de trois coups de projecteur médiatique qui ont jeté une lumière crue sur le Flandre et certaines de ses pratiques jugeables discriminatoires.

L’utilisation de « critères ethniques »

Le premier est venu de l’ONU le 12 mars dernier (soit deux jours à peine après le discours de politique générale de M. Leterme devant le Parlement). Le Comité des Nations Unies pour l’élimination des discriminations raciales a rendu des observations [1] critiques à l’encontre de certaines dispositions du Wooncode [2] adoptées en décembre 2006 par la Région flamande et d’un décret sur l’accession à la propriété foncière de la commune de Zaventem, sise elle aussi en Région flamande. Le Comité de Genève reproche à ces deux textes, en des termes diplomatiquement dures, de conditionner l’accession au logement, social dans un cas, privatif dans l’autre, à la connaissance ou à l’apprentissage du néerlandais. Au regard du droit onusien, l’utilisation de ces « critères ethniques » peuvent constituer une violation des Droits de l’Homme, rien de moins. Ces quelques lignes, en réalité bien faibles face au rapport positif présenté par la Belgique sur l’élimination des discriminations [3], n’ont cessé d’alimenter comme toujours le débat intercommunautaire belge.

Le deuxième coup est venu de la petite commune de Liedekerke en périphérie bruxelloise [4]. Le Bourgmestre y a pris un règlement interdisant l’accès de ses plaines de jeux aux enfants ne comprenant pas le néerlandais. La raison sécuritaire invoquée n’a pas tenu, et le Ministre flamand de l’accès à la citoyenneté, Marino Keulen, a déclaré le règlement communal illégal après l’avoir lu, tout en promettant de soutenir des initiatives estivales « destinées à familiariser enfants et jeunes au néerlandais de façon ludique » [5].

Le retour des frontières par la « petite porte »

Last, but not least, c’est cette fois-ci la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) qui a rendu le 1er avril son très attendu arrêt sur le système d’assurance soins instauré par la Communauté flamande.

En effet celle-ci conditionne le versement de certaines prestations de santé aux personnes travaillant en Région flamande, à leur domiciliation en Flandre ou en Région bilingue bruxelloise. Les Gouvernements de la Communauté française et de la Région wallonne ont protesté à plusieurs reprises devant la Cour d’Arbitrage chargée de régler les différends entre entités fédérées, sans aucun succès, jusqu’à ce que la juridiction suprême belge finisse, dans un renvoi préjudiciel, par interroger la Cour de Luxembourg sur la validité des règles flamandes, notamment au regard de la libre circulation de travailleurs et des dispositions visant à l’élimination des discriminations au sein de la Communauté européenne.

L’Avocat général, la Britannique Eleanor Sharpston, avait rendu en juin 2007 des conclusions très concrètes sur les effets contraires au droit communautaire des dispositions flamandes [6], qui avaient fortement marqué les esprits. Elle y faisait aussi état d’un paradoxe que nous avions eu l’occasion de souligner en ce même lieu mais en d’autres temps, lorsqu’elle s’étonnait que, « en dépit des efforts faits ces 50 dernières années pour abolir les barrières à la liberté de circulation entre États membres, des autorités décentralisées d’États membres puissent néanmoins réintroduire des barrières par la petite porte en les instaurant à l’intérieur des États membres. Quelle est, pourrait-on dire en forme de question rhétorique, quelle est donc cette Union européenne qui garantit la libre circulation entre Dunkerque (France) et De Panne (Belgique), mais pas entre Jodoigne [Wallonie] et Hoegaarden [Flandre] ? » [7].

Si la CJCE n’a pas totalement suivi la forme du raisonnement, elle a cependant rendu, comme à son habitude, un jugement de Salomon : les situations proprement internes ne sont pas condamnées puisqu’elles sont du ressort de l’Etat-membre. En revanche, l’incidence sur les situations touchant les ressortissants communautaires est avérée et rend donc le système d’assurance soins flamand contraire au droit européen [8]. Et la Cour d’ajouter malicieusement que « l’interprétation de dispositions du droit communautaire pourrait éventuellement être utile à la juridiction nationale, y compris au regard de situations qualifiées de purement internes, en particulier dans l’hypothèse où le droit de l’État membre concerné imposerait de faire bénéficier tout ressortissant national des mêmes droits que ceux qu’un ressortissant d’un autre État membre tirerait du droit communautaire dans une situation considérée par ladite juridiction comme étant comparable. » [9]

Il est vrai que l’on voit mal une juridiction nationale belge donner des droits à un ressortissant français qui refuse de s’installer en Flandre, sans que ces mêmes droits puissent être accordés à un Belge non résidant en Flandre ou à Bruxelles. Tout comme il paraît grossier que la Communauté flamande réécrive sa copie en excluant explicitement du système les Wallons ou les habitants des Cantons germanophones qui travaillent chez elle. Ce serait définitivement donner raison à la critique qu’avait prononcée le Conseil de l’Europe dans le fameux rapport de Mme Lili Nabholz-Haidegger [10] en septembre 2002 sur la situation des minorités en Belgique. La parlementaire suisse faisait certes l’éloge de la protection au niveau fédéral et constitutionnel des minorités nationales (Wallons, francophones et germanophones au sein de l’Etat, germanophones en Wallonie, néerlandophones à Bruxelles,...). Mais elle regrettait aussi qu’au sein d’échelons politiques et administratifs inférieurs, il n’y ait pas plus de respect identique et comparable de ces mêmes minorités. Et de citer le statut précaire des communes à faciliter et plus globalement des minorités francophones dans les communes, provinces et région flamandes.

Comme on le constate, ce qui est mis en cause à chaque fois c’est le refus du respect des minorités nationales dans le cadre d’une Région/Communauté qui se veut unilingue et, pour les plus extrêmes de ses défenseurs, culturellement homogène.

Conseil de l’Europe, ONU, Cour de Justice des Communautés Européennes, et parfois aveu à demi caché d’institutions politiques flamandes,... Certes, le Flandres n’est pas le Tibet et les Droits de l’Homme y sont encore respectés. Mais ça fait beaucoup, et je serais homme (ou femme) politique flamand(e) je commencerais à me poser des questions.

Illustration : drapeau représentant le gouvernement de la Belgique, issu de Wikipedia et étant dans le domaine public.

A lire : sur le Blog de Jean Quatremer, La Flandre épinglée pour discrimination par la justice européennel

Notes

[1Committee on the elimination of Racial Discrimination, Concluding Observations on Belgium, Consideration of Reports submitted by States parties under article 9 of the Convention, advance unedited version, Seventy-second session, 18 February to 7 March 2008.

Point 15 : « The Committee is concerned about the fact that ethnic minorities are often over-represented in social urban housing – up to 90% in some cases – which has resulted in de facto segregation in certain neighbourhoods of large cities. In addition, such phenomenon may lead to the use of ethnic criteria to allocate social housing, which would be a discrimination violating the provisions of the Convention (article 5 (e)) (...) ».

Et point 16 : « The Committee is concerned that the Flemish Community adopted a decree on 15 December 2006 restricting access to social housing to persons who speak or make the commitment to learn Dutch, as well as by the fact that the decree was endorsed by the State Council. The Committee is further concerned that the Municipality of Zaventem, near Brussels, adopted a regulation restricting the acquisition of public lands to Dutch speakers or to persons committing themselves to learn it (article 5 (e) (iii)) (...) ».

[2Code du Logement

[3Rapports présentés par les États parties conformément à l’article 9 de la Convention, Quatorzième et quinzième rapports que les États parties devaient soumettre en 2004, Additif Belgique, CERD/C/BEL/15, 13 septembre 2006

[4Dans le paysage médiatique français peu enclin à aborder la question belge, ce microphénomène a été largement répercuté, dans Le Monde et Libération.

[5Voir l’article du journal belge le Soir du 27 mars 2008, Les enfants francophones bienvenus à Liedekerke.

[6Voir notamment le point 57 : « Examinons à ce stade l’effet concret des règles de l’assurance soins flamande. Imaginez un ressortissant français souhaitant accepter une offre d’emploi à Hoegaarden (située dans la région de langue néerlandaise de Belgique) et résidant actuellement à Givet dans la Région Champagne-Ardenne en France (à environ 95 kilomètres de Hoegaarden). Il est plausible qu’il préférera vivre dans une région dont la langue officielle correspond à sa langue maternelle et où ses enfants pourront aisément suivre leur scolarité sur place dans cette même langue. Il pourrait de ce fait décider de déménager à Jodoigne (située dans la région de langue française de Belgique) à environ 7 kilomètres au sud de Hoegaarden. S’il le fait, il ne pourra pas s’affilier à l’assurance soins flamande. S’il voulait souscrire à ce régime et continuer à vivre dans une région où le français est une langue officielle, il devrait choisir soit d’établir sa résidence dans la région bilingue de Bruxelles-Capitale (par exemple à Woluwe‑Saint‑Lambert/Sint‑Lambrechts-Woluwe, à environ 44 kilomètres à l’ouest de Hoegaarden), soit de continuer à résider en France », In Conclusions de l’Avocat général présentées le 28 juin 2007, Affaire C-212/06, Gouvernement de la Communauté française et gouvernement wallon contre gouvernement flamand

[7Point 116 des Conclusions, opus cit.

[8Voir plus précisément le raisonnement sur le fond de la Cour, points 32 à 38 de l’arrêt pour les questions d’ordre interne et 41 à 50 pour les questions relatives aux ressortissants communautaires, affaire C-212/06, 1er avril 2008.

[9point 40 de l’arrêt précité.

[10Rapport de la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme Protection des minorités en Belgique] Doc. 9536, 5 septembre 2002.

Vos commentaires
  • Le 13 avril 2008 à 18:49, par Innocent Citron En réponse à : La Belgique, ce n’est pas le Tibet...

    Ce n’est pas le Tibet, mais ça commence à y ressembler (voyez par exemple la situation dans le village des Fourons, annexé par la Flandre)

    A part çà article intéressant - excepté les fautes d’orthographe qui m’amènent à me méfier de ce que l’auteur raconte.

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