De Berlin à Piongyang : L’art et les dictatures

Les dictateurs s’invitent au cœur des musées européens : l’art au service ou à l’encontre de la dictature ?

, par Capucine Goyet, Franchement Europe

De Berlin à Piongyang : L'art et les dictatures

Cette année, deux musées européens se sont intéressés à la question de la figure des dictateurs. Il s’agit d’une part de l’exposition « Des Fleurs pour Kim Il Sung » qui a eu lieu cet été au MAK, le Musée viennois des Arts Décoratifs, et d’autre part de l’exposition « Hitler et les Allemands » qui se tient actuellement au Musée d’Histoire de Berlin. Quelles finalités peut-on y déceler ?

La dictature sous l’angle du passé à Berlin ou de la propagande nord-coréenne

Il convient d’emblée de souligner les approches antithétiques proposées par ces deux expositions. La première est directement organisée par la Corée du Nord. Elle est constituée de quelques œuvres picturales contemporaines, de projets architecturaux, ainsi que d’une série de portraits de « l’éternel Président » Kim Il Sung et de son fils et successeur Kim Jong Il.

Le spectateur est donc directement confronté à la contemporanéité et à l’immédiateté du régime nord-coréen. La réflexion se fait hic et nunc. Et la seule distance qui se pose est celle géographique qui sépare l’observateur en Europe du concepteur nord-coréen. Au contraire, l’exposition de Berlin développe une approche rétrospective. Il s’agit de prendre du recul pour mieux comprendre l’arrivée d’Hitler au pouvoir et la mise en place de la dictature nazie.

Cette fois-ci, c’est l’Allemagne qui réfléchit à son propre passé. La distance est temporelle, et non plus géographique. Il est intéressant de remarquer que le questionnement historique de cette période fait également l’objet d’un ouvrage récemment publié et suscitant déjà un vif intérêt dans la presse anglo-américaine.

Dans son livre Bloodlands : Europe between Hitler and Stalin, l’universitaire américain de Yale, Timothy Snyder, réfléchit aussi sur les « politiques de la tyrannie » et analyse la manière dont les régimes hitlérien et staliniste ont transformé les êtres humains en simples statistiques, et fait des morts une étape nécessaire à l’avènement d’un « avenir meilleur ». Cette position révisionniste soulève alors une question intéressante : jusqu’à quel point peut-on repenser des événements historiques ?

Le monopole étatique et la dimension architecturale

Par-delà ces deux approches distinctes, l’une rétrospective, l’autre immédiate, on peut dégager une convergence de ces deux systèmes et de leurs méthodes. Dans son livre Démocratie et Totalitarisme, Raymond Aron donne plusieurs définitions du phénomène totalitaire et explique qu’afin de répandre la Vérité officielle de l’État, «  l’ensemble des moyens de communication, radio, télévision, presse, est dirigé, commandé par l’État et ceux qui le représentent ». Ces deux expositions nous plongent justement au cœur de ce monopole étatique.

Deux éléments sont particulièrement mis en avant : la dimension architecturale, et surtout le mythe de la figure du dictateur. Dans son traité Sur L’Architecture, Kim Jong Il théorise sur la ville idéale, celle qui incarnerait l’essence - même du réalisme socialiste nord-coréen, à savoir l’idéologie du « Juche ».

L’exposition dévoile des croquis et plans de cette ville future, et présente quelques réalisations concrètes, telles que la grande place Kim Il Sung ou la tour du Juche érigée au cœur de Pyongyang, la capitale du pays. Cette dimension architecturale s’ancre parfaitement sur l’axe présent - futur que cherchent à développer les régimes totalitaires : c’est dans l’avenir, et non dans le passé, que les modèles sont à chercher.

La figure du dictateur

Chacune des deux expositions insiste également sur l’image du dictateur. Le musée d’histoire de Berlin a organisé un parcours autour de neuf thématiques, quasiment toutes centrées sur l’envergure du Führer et son rayonnement national et nationaliste. Le « mythe du Führer  », le « pouvoir du Führer » ou encore « l’État du Führer » sont ainsi mis en exergue et analysés successivement.

Dans le cas de l’exposition nord-coréenne, l’ensemble des portraits présentés répond à un certain nombre de canons : un format rectangulaire identique, une palette toujours riche en couleurs vives et une certaine naïveté des traits. L’iconographie est extrêmement répétitive : le Président, d’abord entouré d’enfants, apparaît ensuite au milieu d’ouvriers, puis auprès de paysans. Il prend ensuite une petite fille dans ses bras, et reste toujours au milieu de la foule, à la fois proche du peuple et semblant illuminer le tableau de sa présence.

Tout est orchestré jusqu’aux gestes du chef de l’État, aux sourires permanents des différents personnages et à la mise en scène des objets. De cette sorte de sérialisme, une impression constante de « kitsch  » se dégage.

Du reste, cette conformité au dogme souligne l’obéissance parfaite des artistes au régime. Sur le plan intérieur, ces deux expositions illustrent donc parfaitement le rôle de la propagande et celui de « l’idéinost  », défini par Jdanov comme cette conformité à l’esprit du parti, garant de la correction idéologique.

Une illusion propagandiste nord-coréenne

D’un point de vue extérieur et international, on peut considérer l’exposition nord-coréenne comme une action de diplomatie culturelle. A travers le regard de l’autre, elle affirme ses propres traits identitaires face à la diversité européenne.

Et de fait, elle s’inscrit dans une démarche que l’on peut qualifier de « soft power », pour reprendre l’expression théorisée par Joseph Nye, professeur à Harvard et ancien ministre de Bill Clinton.

Le gouvernement nord-coréen cherche, en effet, à exporter une image favorable du pays. Nulle part n’est écrit que la « République Démocratique Populaire de Corée » n’est autre qu’une dictature, et qui plus est, une dictature où le pouvoir se transmet par filiation, à l’instar d’une monarchie. Ce manque d’avertissement et absence de filtre pourraient surprendre si l’exposition était entièrement conçue par le musée viennois, mais ce dernier ne fait que prêter un espace public au service culturel de la Corée du Nord. C’est pourquoi les panneaux explicatifs suggèrent un pays merveilleux où il fait bon vivre, un pays rendu attractif par ses idéaux et sa politique…

Une part de décryptage et de réflexion laissée au spectateur

De fait, c’est à chaque individu de se forger sa propre opinion. Le spectateur politiquement conscient n’est pas dupe et peut facilement dépasser le premier degré de ces textes. En fait, le décryptage-même de l’iconographie permet de prendre conscience de la supercherie du régime.

Le style des toiles tel qu’analysé précédemment annihile tout sentiment de beau que le spectateur pourrait éprouver à l’égard du tableau. C’est l’omniprésence du message politico-idéologique qui joue finalement le rôle de filtre.

Bien sûr, certaines œuvres peuvent être empreintes d’un message politique sans pour autant altérer le jugement esthétique porté à leur égard. Par exemple, des œuvres comme « La Liberté guidant le peuple » d’Eugène Delacroix, ou encore les « Dos » et «  Tres de Mayo » de Francisco de Goya exaltent les sens et suscitent l’admiration.

Mais, dans le cas de l’exposition sur les Présidents Kim Il Sung et Kim Jong Il, l’art en tant que branche de la propagande, gêne la lecture de l’art en tant que création individuelle et fruit de l’imaginaire.

Dans son essai L’Art du roman, l’écrivain franco-tchèque Milan Kundera définissait l’univers totalitaire comme « une seule Vérité totalitaire, qui exclut le doute, la relativité, l’interrogation ». Face à cette démonstration nord-coréenne trop appuyée, le spectateur ne peut qu’aspirer à un monde de l’ambiguïté et de l’incertitude…

Franchement Europe est une association étudiante, qui œuvre à la diffusion de l’idée européenne et de ses mille facettes auprès d’un public jeune et ambitieux. A cet égard, elle développe des projets concrets visant à promouvoir l’Europe et l’Union Européenne : depuis Europolis, journal décryptant l’actualité européenne, aux voyages d’études auprès des institutions européennes, en passant par les projets développés avec des associations partenaires : de la simulation du Conseil européen, à l’organisation de concours ludiques (Olympiades).

Créée en 2008 à la Sorbonne-Nouvelle (Université Paris III), dans le cadre de l’Institut d’Etudes Européennes, Franchement Europe accueille des étudiants issus de différentes universités et écoles parisiennes, ainsi que des étudiants venus de toute l’Europe.

Illustration : Louvre-Rivoli dictateurs

Source : Juche Martyn William

Vos commentaires
modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom