Catherine Lalumière et le Conseil de l’Europe

, par Maël Donoso

Catherine Lalumière et le Conseil de l'Europe

Catherine Lalumière, Présidente de la Maison de l’Europe de Paris et ancienne Vice-Présidente du Parlement européen, a assuré les fonctions de Secrétaire générale du Conseil de l’Europe lors de la chute du Mur de Berlin. Témoin privilégié de cette révolution géopolitique, qui a dans une large mesure fondé l’Europe contemporaine, elle nous donne aujourd’hui sa vision des évènements et du rôle que le Conseil de l’Europe y a joué.

Le Conseil de l’Europe et la chute du Rideau de Fer

Début 1989, le Conseil de l’Europe est déjà sensibilisé à la situation dans les pays d’Europe centrale et orientale : à Strasbourg, mieux sans doute qu’à Paris, la fragilité des régimes de l’Est est connue. Marcelino Oreja, prédécesseur de Catherine Lalumière qu’elle définit comme un « homme intelligent et ouvert », a déjà amorcé des contacts avec l’URSS en invitant Gorbatchev. Après une prise de fonction fin mai, c’est Catherine Lalumière qui reçoit le chef d’État russe le 6 juillet 1989. « L’attitude charismatique et ouverte de Gorbatchev, déclare-t-elle, était sans rapport, par exemple, avec celle de Brejnev ».

Presque simultanément, Catherine Lalumière réalise un voyage en Hongrie et rencontre le ministre des Affaires étrangères, Gyula Horn, à qui elle demande si la Hongrie a l’intention de poursuivre l’ouverture démocratique. La réponse est très positive, et d’une manière générale, les signaux se multiplient en faveur d’une rupture du Rideau de Fer, la « voie balte » (chaîne humaine allant de Vilnius à Tallinn pour demander l’indépendance des pays baltes) étant peut-être le meilleur exemple. Le Conseil de l’Europe est informé de ces changements latents, et dispose d’une position d’observateur stratégique. Point de contact et de dialogue entre l’Est et l’Ouest, le Conseil de l’Europe permet « une certaine fluidité » dans les échanges. La chute du Mur de Berlin, dans la nuit du 8 au 9 novembre 1989, est certes une surprise, mais n’est pas ressentie tout de suite comme un séisme. Les transformations politiques qui suivent vont par contre grandement surprendre par leur rapidité et leur ampleur. « Très rares étaient ceux qui ont immédiatement mesuré l’ampleur des conséquences », affirme Catherine Lalumière.

La chute du Rideau de Fer, bientôt suivie par l’effondrement de l’URSS, apporte avant tout un risque de chaos. Il faut bien sûr profiter de l’occasion pour renforcer la démocratie dans les pays de l’Est, mais l’évitement du chaos est la première des urgences. Catherine Lalumière résume le sentiment de l’époque : « Nous savions qu’il y avait devant nous une fenêtre ouverte, qu’il fallait y aller, et qu’il fallait y aller vite ». Déjà en août 1989, elle met au point avec ses collègues un programme de formation à la démocratie, baptisé Démosthène. Personne n’a réellement mesuré la vétusté des régimes politiques de l’Est, et leur effondrement imminent rend nécessaire une action coordonnée pour aider à établir l’ordre et la démocratie. « J’avais une ligne de conduite : notre rôle au Conseil de l’Europe était de tendre la main, de comprendre et d’aider ».

Une révolution géopolitique en Europe

Vue depuis Paris, la chute du Mur de Berlin a pu paraître comme une surprise intégrale. Les Allemands étaient mieux informés. L’attitude de Moscou, par contre, s’avère inattendue. On craint un instant la reproduction d’un scénario semblable aux évènements de Hongrie en 1956 ou de Prague en 1968, et certains dirigeants de l’Est, dont Erich Honecker, espèrent une intervention militaire de l’URSS, qui n’a pas lieu. Moscou est toutefois plus réticente vis-à-vis des pays baltes. À Vilnius, où des émeutes pour l’indépendance éclatent, Mikhaïl Gorbatchev est entouré et conspué par une foule de Lithuaniens. Il résiste toutefois à la tentation d’envoyer l’armée, et Catherine Lalumière exprime son admiration pour ses choix politiques : « Il nous a, collectivement, évité un massacre. Gorbatchev a préservé la paix ». Avant et après la chute du Mur de Berlin, il ne réagit pas aux appels désespérés de la RDA en voie d’effondrement.

Les gouvernements formés dans les pays de l’Est à l’issue de cette révolution géopolitique désirent massivement le contact avec l’Occident, et en particulier avec les États-Unis. Cette attirance est due à la fois au désir de liberté individuelle et de prospérité économique, mais Catherine Lalumière a la conviction qu’au final, c’est tout de même le désir de liberté qui a été le moteur essentiel. Des contacts s’établissent avec des personnalités comme Bronislaw Geremek, Lech Walesa ou Vaclav Havel. Les scénarios du futur ne sont pas définitifs : tout le monde est conscient qu’il est nécessaire d’agir, mais les modalités ne sont pas claires. La Communauté européenne apparaît très perplexe. Le Conseil de l’Europe, moins intégré mais également moins lourd que la Communauté, a alors une marge de manœuvre.

Une tournée des capitales d’Europe centrale et orientale est ainsi décidée dès le mois de janvier 1990. En février, Catherine Lalumière se rend à Berlin en compagnie du ministre portugais des Affaires étrangères, qui assure alors la présidence tournante du Conseil de l’Europe. À cette occasion, elle a une entrevue avec Hans Modrow, Premier Ministre de la RDA. Ce dernier revient de Moscou, où il a une nouvelle fois demandé en vain son soutien à Mikhaïl Gorbatchev. Livide, effondré, Hans Modrow parle pendant deux heures de l’effondrement de tout ce en quoi il a cru : le communisme, la RDA, son parti.

Du côté français, en janvier 1990, François Mitterrand propose la création d’une Confédération européenne. Pour Catherine Lalumière, François Mitterrand fait une analyse exacte de la situation : il faut, effectivement, tenter quelque chose. Elle est cependant convaincue que la Confédération n’est pas une bonne formule, et tente d’en faire part au chef de l’État lors d’un entretien, mais sans succès. Aux Assises de Prague de juin 1991, l’idée est enterrée.

Finalement, la Communauté entre en scène pour aider au renforcement et à la démocratisation des nouveaux États. « Au Conseil de l’Europe, nous étions les défricheurs, déclare Catherine Lalumière, mais aussi la salle d’attente pour ces pays avant l’entrée dans la Communauté ». Durant toute cette période, l’Allemagne joue un rôle particulier. En janvier 1990, Catherine Lalumière s’entretient avec Willy Brandt, qui n’est plus Chancelier mais qui reste le fondateur de l’Ostpolitik. Elle trouve un homme « heureux et épanoui ». À Strasbourg, lors du vingtième anniversaire de la chute du Mur de Berlin, Catherine Lalumière revoit Gorbatchev, qui lui affirme qu’il garde un excellent souvenir de Willy Brandt ; visiblement les deux hommes pensaient depuis longtemps au rapprochement Est-Ouest et à la possible réunification de l’Allemagne. « Les deux hommes avaient des convergences de vue, affirme-t-elle. Ils étaient tous deux pragmatiques et leurs visions étaient nuancées. Il y a des hommes d’État qui voient plus loin que le court terme : leur stratégie politique a finalement trouvé son aboutissement ».

Quel futur pour le Conseil de l’Europe ?

Jusqu’à présent, tous les pays intégrés à l’Union européenne ont été préalablement membres du Conseil de l’Europe. La réciproque n’est pas vraie : tous les membres du Conseil n’ont pas vocation à rejoindre l’Union, car cette dernière, construite sur un projet politique, exige un engagement beaucoup plus contraignant que le Conseil de l’Europe. Il faut, selon Catherine Lalumière, clairement déconnecter les deux. Indépendamment de son rôle de préparation à l’entrée dans l’Union, le Conseil a une fonction très importante et tout à fait actuelle, y compris pour les États membres de l’Union. En effet, l’Union est progressivement devenue, depuis le traité de Rome, une organisation axée en priorité sur les questions économiques. Jamais l’Union n’a renié la démocratie et les droits de l’homme, mais, pendant de nombreuses années, elle s’en est peu occupée : trop investie dans le champ économique, elle a souvent donné l’impression de déserter le champ des valeurs et de la philosophie politique.

Au contraire, les statuts du Conseil de l’Europe affirment l’objectif d’établir des valeurs : la Convention Européenne des Droits de l’Homme est le premier texte adopté par les pays européens après la seconde guerre mondiale, pour faire barrage au totalitarisme. L’image désastreuse d’une Europe du raffinement et de la culture aboutissant à des dictatures meurtrières a marqué durablement les esprits, et le Conseil de l’Europe a été créé pour éviter que de telles situations ne se reproduisent. Lors des Trente Glorieuses, l’économie a si bien fonctionné qu’elle a occupé tout l’espace et toutes les ressources de la Communauté. Depuis lors, une proportion croissante des citoyens a cessé de comprendre une Europe qui parle davantage d’argent que de valeurs humanistes.

En 2005, lorsque le traité établissant une Constitution pour l’Europe a été rejeté par la France et les Pays-Bas, beaucoup de citoyens ont déclaré qu’ils étaient pour l’Europe, mais pas pour cette Europe-là, basée sur la concurrence et la compétitivité. « Pendant ce temps, affirme Catherine Lalumière, le Conseil de l’Europe a continué à labourer le domaine des droits de l’homme, de la culture, de la démocratie ». Si le Conseil a souvent été négligé par l’Union, celle-ci doit aujourd’hui se réapproprier la philosophie politique et revitaliser les valeurs qui ont fondé son projet. Le Conseil de l’Europe n’est pas un musée, mais une organisation qui sans cesse adapte, construit, réfléchit. Les droits de l’homme évoluent, les questions fondamentales changent, et l’Union doit apprendre à utiliser cet apport pour retrouver le sens complet de la construction européenne. Les deux organisations sont finalement très complémentaires.

Le Conseil de l’Europe, spécialisé dans les questions complexes des droits de l’homme, est une structure fondamentale qui a amplement prouvé son importance. S’il a su jouer un rôle clé au moment de la chute du Rideau de Fer, il reste nécessaire pour une construction européenne qui doit aujourd’hui renouer avec son projet politique. L’Union et le Conseil sont deux organisations différentes et légitimes, et leur collaboration est nécessaire pour consolider et développer l’Europe du progrès et de la démocratie.

Illustration : photographie du Conseil de l’Europe.

Source : Wikimedia, creative commons.

Vos commentaires
modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom