Une journée, deux Europes
Nous sommes le 9 mai 2022, à Strasbourg. Le soleil brille, annonçant une vague de chaleur qui devrait s’abattre sur la France pendant toute la semaine. Cette journée de fête, qui d’habitude ne possède pas un très grand écho sur le plan national comme sur le plan européen, est pourtant attendue comme une journée exceptionnelle. Historique, aux dires de certains observateurs. D’une part, un défilé militaire se tient à Moscou pour célébrer le 77ème anniversaire de la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie, alors que la Russie est en pleine guerre d’agression contre son voisin ukrainien. D’une autre, la cérémonie de clôture de la Conférence sur l’avenir de l’Europe à Strasbourg, conférence citoyenne ayant pour but de réformer les institutions de l’Union européenne. La journée n’a jamais semblé aussi bipolaire, entre consécration d’une autocratie militariste et célébration d’un exercice démocratique inédit.
C’est donc sous un soleil de plomb, conscient du dualisme de la journée, que je m’apprête à rejoindre le Parlement européen de Strasbourg. L’hémicycle strasbourgeois, siège officiel de l’institution, réunit pour la cérémonie de clôture de la Conférence sur l’avenir de l’Europe (Conference on the future of Europe, CoFoE) des personnalités politiques européennes de premier plan. Les barrages de police et les contrôles d’identité sont au moins à la hauteur de l’événement, qui se veut historique. Pour accéder au « cœur de la démocratie européenne » il m’a fallu franchir pas moins de cinq contrôles, tranchant avec l’habituel portique solitaire qui marque l’entrée du Parlement.
Bouleverser l’ordinaire
En entrant dans le bâtiment, rien n’a vraiment changé au regard des traditionnelles plénières mensuelles, mis à part une activité plus fourmillante qu’à l’habitude. En passant par la salle de presse, je remarque un « brief », ces fameuses réunions pré-plénière censées expliquer ses enjeux et son déroulement. Sans surprise, ce « brief » est à destination des nombreux journalistes français venus assister à l’événement, où plus précisément vu la nature des questions posées, au discours d’Emmanuel Macron. Par peur de se perdre dans le labyrinthe qu’est le Parlement européen, la représentante de l’institution propose aux journalistes français un départ groupé d’ici une trentaine de minutes. Conscient des limites de la tribune presse et habitué des couloirs du Parlement, je décide de me diriger directement vers l’hémicycle pour éviter le raz-de-marée humain qui déferlera dans l’enceinte "d’ici une trentaine de minutes".
L’arrivée dans les tribunes réservées à la presse me fait découvrir un hémicycle totalement transformé. L’extraordinaire, palpable à l’extérieur du bâtiment, se retrouvait âprement dans l’amphithéâtre.
L’éclairage, d’abord. Les néons blancs et froids éclairant habituellement les débats parlementaires ont laissé place à une lumière tamisée, presque intimiste, jouant avec les vingt-sept drapeaux des Etats membres, le drapeau européen et la tribune où se succèderont les orateurs. La disposition, ensuite. L’estrade où se trouve à l’ordinaire la présidence et les vice-présidences du Parlement européen a été remplacée par des chaises qui, on le devine, accueilleront bientôt un orchestre. La tribune de l’orateur a été troquée pour un pupitre blanc flanqué du sigle de la CoFoE, autour duquel se déploie un cercle de onze fauteuils tous aussi blancs. Les installations, enfin. Trois écrans géants ont été installés de part et d’autre de l’hémicycle dans le but de diffuser des clips-vidéo de la Conférence, de présenter les différents intervenants, mais surtout de projeter les webcams de centaines de participants à la cérémonie qui la suivront de leur écran. En attendant la connexion de ces participants digitaux et le début de la cérémonie, les écrans diffusent le slogan de la CoFoE, The future is in your hands, dans les vingt-quatre langues officielles et les trois alphabets de l’Union. Plus en hauteur, des projecteurs, des spots lumineux et des tourelles de son ont été disposés de façon à encercler les participants. L’ensemble de ces installations est si impressionnant qu’il condamne facilement plus d’une centaine de places assises. Un véritable show est en train de se préparer.
Les frissons des derniers préparatifs
En attendant le lancement de l’événement, les participants commencent à remplir la salle, cherchent leur nom parmi les sièges dans un hémicycle comptant près de huit cents places. Ils cherchent aussi des visages familiers, en trouvent certains, s’interpellent, l’euphorie monte. Les journalistes, eux, sont occupés à tapoter sur leurs écrans, ordinateur ou smartphone, tout est bon pour trouver la prochaine interview, préparer ses questions pour la prochaine conférence de presse, ou tout simplement préparer son prochain article, indéniablement sur l’événement en cours de préparation. Enfin, le personnel de l’institution s’excite sur les derniers préparatifs : on dépoussière les fauteuils blancs, à peine installés, on repasse une ultime fois l’aspirateur sur l’énorme tapis gris à l’effigie de la CoFoE, on remplit les verres d’eaux des intervenants, on guide le reste de la foule impressionné par ce type d’événement et pour la plupart étrangers au bâtiment, citoyens comme journalistes.
“L’Entrée des gladiateurs” [1]
Puis, soudainement, l’eurodéputé libéral et co-président du comité exécutif de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, Guy Verhofstadt, après quelques salutations rapides mais enjouées, prend place sur l’un des fauteuils centraux, après quelques salutations rapides mais enjouées. Il est très vite rejoint par Clément Beaune, secrétaire d’Etat français chargé des Affaires européennes et responsable de la PFUE (Présidence française de l’Union européenne), après avoir répété les gestes de M. Verhofstadt, le ministre prend place à droite de l’eurodéputé. Puis, les deux présidentes des institutions européennes apparaissent, Roberta Metsola, la maîtresse des lieux, présidente du Parlement européen, accompagne Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. Les deux femmes sont suivies de très près par deux hommes, deux chefs d’Etat, il s’agit d’Antonio Costa, Premier ministre du Portugal, pays-président qui a initié la CoFoE, et d’Emmanuel Macron, président de la République française, pays-président qui a la charge de la clôturer. Le passage des deux dirigeants éclipse l’arrivée plus discrète de l’autre co-présidente du comité exécutif de la Conférence, la vice-présidente de la Commission, Dubravka Šuica. Une arrivée encore plus discrète est celle des quatre citoyens, représentants des panels qui ont eu lieu à travers tout le Continent pendant près d’un an. Le cercle des onze fauteuils blancs est au complet. Les choses s’accélèrent. L’assemblée est presque pleine. Seulement quelques chaises vides restent encore pour les quelques retardataires. L’orchestre Demos Europe prend place. Le raz-de-marrée journalistique, prévu quelques minutes plus tôt, inonde les tribunes supérieures. Une voix se fait entendre, c’est la voix d’une panéliste française, elle annonce la cérémonie de clôture de la Conférence sur l’avenir de l’Europe officiellement ouverte.
La voix de la citoyenne franco-européenne laisse place à celle de Angelin Preljocaj, sur une musique de Jeanne Added. L’artiste français a prévu pour l’occasion une œuvre chorégraphique. Une quarantaine de danseurs envahissent le parlement par ses allées. Une danse expérimentale, aux paroles dictant la liberté de mouvement, ordonnant à chaque danseur les gestes qu’il doit librement exercer, plonge la salle dans une atmosphère oscillant entre sensualité, mysticisme et curiosité, étonnée de voir une telle œuvre dans ce temple de la norme.
Le temps des discours
L’atmosphère laissée par la danse est rompue par la parole d’une panéliste allemande, née le même jour que la fête de l’Europe. Après de brefs propos sur son expérience en tant que citoyenne active dans le processus de la CoFoE et sur son souhait de voir les travaux de la Conférence se concrétiser, elle introduit Guy Verhofstadt et lui laisse la parole.
L’eurodéputé Renew commence son discours par des félicitations sincères aux travaux des citoyens. Travaux qui sont, comme le répètent d’autres citoyens après lui, le fruit d’un « sacrifice » de la part de tous ceux qui se sont engagés pleinement dans ce processus démocratique inédit. Un sacrifice qui les a poussés à prendre du temps pour le « collectif », qui les a souvent éloignés de leur famille, de leurs amis et de leur maison. Mais ce sacrifice a montré, selon lui, que la société n’était pas aussi fracturée que le miroir déformant des médias et des sondages tendait à le faire croire. Le fédéraliste européen de la première heure conclut son discours, parsemé d’espoir et d’enthousiasme, par les visions antagonistes que ce 9 mai proposait : Moscou, capitale d’une Russie belliciste, fêtant la « force de son armée », et Strasbourg, capitale d’une Europe où « les citoyens expriment leurs différences pour parvenir à l’achèvement d’un avenir en commun.
« Gouverner, c’est choisir »
Comme une répétition, Guy Verhofstadt est succédé par Clément Beaune, qui rappelle brièvement l’histoire du processus que la journée est censée conclure : « Il y a trois ans, la CoFoE était une idée folle ; il y a un an, c’était un pari ; aujourd’hui, c’est un succès ». Après avoir salué le succès du travail des citoyens, « un succès qui se mesure aux 49 recommandations et aux 300 mesures concrètes proposées », il appelle les institutions à contribuer également à ce travail et à le rendre concret. Toutefois, alors que la Conférence n’est officiellement toujours pas terminée, M. Beaune émet l’idée que l’ensemble du « succès » ne pourra pas être concrétisé. « Gouverner, c’est choisir. Et des choix devront être faits ». Personne ne relève la supposition.
La cérémonie continue, et la parole est laissée à Dubravka Šuica. La vice-présidente de la Commission considère que cet acte montre la force des démocraties. Elle appelle tout de même à ne pas se reposer sur les acquis de la démocratie puisque celle-ci « n’est jamais acquise ». Pour pouvoir continuer sur cette voie, celle d’une démocratie forte, la commissaire appelle à ce que les institutions travaillent de sorte à ce qu’elles « méritent » la confiance des citoyens qu’elles gouvernent. Ce message politique de la part d’une commission soucieuse de montrer sa sollicitude est vite suivi d’un message de soutien à l’Ukraine, les temps en faisant la nécessité.
La discussion des recommandations : un(e) point(e) de crispation
Sont invités à prendre la parole, deux panélistes. Un Espagnol, une Suédoise. Jorge Pazoz et Tilde Karlsson s’accordent tous les deux sur la tenue laborieuse des travaux et des débats, des sacrifices réalisés pour parvenir à ce résultat, mais surtout de l’enthousiasme que cela a déclenché chez eux et chez l’ensemble des contributeurs aux panels. Un enthousiasme qui ne peut être bradé par les institutions. L’appel est clair : l’ensemble des mesures et des recommandations, l’ensemble de leur travail, doit être pris en compte et discuté par les institutions européennes.
Ce constat et cette crainte sont partagés par Jean Régis de Vanssay, Kacper Parol et Laura Maria Cinquini, panélistes européens. Pour eux, le travail mené est le fruit de débats, de sacrifices et surtout d’aspirations. Leur travail ne doit pas être limité par le principe d’inaltérabilité des traités, répètent-ils. Cet enthousiasme citoyen reflète, selon leurs termes, une « Europe dans laquelle nous croyons et en laquelle nous avons confiance ».
Les discours sont interrompus par la remise officielle des rapports finaux de la Conférence sur l’avenir de l’Europe aux onze personnes présentes au centre de l’hémicycle. L’orchestre accompagne la remise des rapports par la 9ème symphonie de Beethoven, l’Ode à la Joie, l’hymne européen. Un moment émouvant entraîne l’ensemble des personnes présentes dans la salle à se lever. La fin des notes rime avec des applaudissements, applaudissements en direction des musiciens bien-sûr mais aussi en direction des citoyens panélistes et de leur travail, et finalement en direction de ce que ce moment représente : un moment d’unité, de citoyenneté et de démocratie, un moment d’Europe.
Le calme est demandé, le moment d’émotion s’efface pour se confronter aux derniers discours de la journée.
Suzanna, une citoyenne slovaque, après des remerciements touchants à l’ensemble des organisateurs de la CoFoE, appelle la présidente du Parlement européen à prendre la parole. Roberta Metsola, plus habituée à distribuer la parole qu’à la prendre, commence alors. La Maltaise confronte le moment historique de la conférence avec les temps historiques que le peuple européen est en train de traverser. Un moment où ce qui était acquis ne l’est plus totalement, notamment la paix sur le continent. Considérant que « le prix de l’échec serait immense », elle propose l’établissement d’une convention qui aurait pour but de concrétiser les recommandations et les demandes des citoyens, notamment celles qui nécessiteraient une « réforme des traités ».
Ursula von der Leyen emboîte le pas à Mme Metsola, et commence son discours par une référence toute trouvée : Ursula Hirschmann, architecte allemande, résistante à l’Allemagne nazie. Filant la métaphore de l’architecture jusqu’au bout, la présidente de l’exécutif de l’Union européenne appelle de ses vœux à construire une Europe permettant un « meilleur futur, une paix prometteuse, la prospérité, la justice et le progrès ». Elle souhaite également l’application des mesures concrètes proposées par les citoyens : la fin de l’unanimité, un plus grand rôle de l’Europe dans les domaines de la santé, de la défense et dans la protection de la démocratie. Pour conclure son discours, elle invoque une autre figure européenne, celle du défunt Président du Parlement européen, David Sassoli : « La démocratie n’est pas un modèle dépassé, elle doit simplement être remise à jour parfois ». Enfin, le point final de son discours tient en quatre mots : « Cлава Yкраїна, long live Europe ! » [2]
Emmanuel Macron, l’attendu de la journée
Le dernier à présenter son discours est celui qui est le plus attendu par la presse française. Certains sont même arrivés quelques minutes avant sa prise de parole et prévoient de partir dès qu’elle sera terminée. L’attendu est le président fraîchement réélu de la France, Emmanuel Macron.
Conscient du moment historique et pesant que l’Europe est en train de vivre, il lance à l’assemblée : « Mauvaise nouvelle, je vais faire un discours ! » Mais il rassure, les enjeux ont bien été saisis, et se rattrape : « Bonne nouvelle, je ne vais pas répéter ce qui a déjà été dit. »
Après avoir cité ses co-orateurs, et répété en substance ce qu’ils avaient dit, Emmanuel Macron esquisse sa vision de l’Europe par le prisme des travaux et des attentes des citoyens. Pour lui, cette cérémonie ne doit pas être la fin du processus, mais un « point-virgule ». A ce titre, l’événement du 9 mai doit être un moment historique mettant un terme au processus de consultation, pour permettre le début d’une période « d’action ». Ce moment, il le proclame « Serment de Strasbourg », référence franco-française au Serment du Jeu de Paume, moment où les députés français ont décidé de se proclamer Assemblée nationale, créant de fait la notion de « Nation » française. Ce Serment, il l’entend comme une promesse aux citoyens par laquelle il souhaite voir l’ensemble des mesures discutées dans une convention, proposé par le Parlement européen, qu’il « approuve », geste résiduel d’un présidentialisme français. Les travaux de la CoFoE doivent permettre l’émergence d’une Europe plus indépendante et plus efficace, à l’image de celle qui avait été proposée lors du discours de la Sorbonne par le même Emmanuel Macron en 2017.
Un "en même temps" européen
Par ces principes, permettant selon le président la « légitimité des démocraties », il est enclin à une réforme des traités, notamment en ce qui concerne la fin de l’unanimité lors de la prise de décisions [3]. De plus, Emmanuel Macron propose une plus grande intégration des Etats le souhaitant, affirmant que « l’Europe a plusieurs vitesses ne doit pas faire peur [elle est même] nécessaire pour répondre aux aspirations de ses citoyens ». Toujours selon ce même raisonnement et selon la théorie des « cercles concentriques » présentée lors de son discours de la Sorbonne, il penche pour la création d’une « Communauté politique européenne » qui réunirait un ensemble d’États partageant des « valeurs communes » et enclins à approfondir leur coopération en matière de libre-circulation, d’énergie, de police et de sécurité. Cette « communauté politique » s’inspirerait des propositions de François Mitterrand de 1991, qui en son temps avait proposé la création d’une grande « confédération européenne » unissant l’ensemble des Etats du Continent, y compris l’URSS, par une coopération renforcée. Cette proposition, qui selon nos sources n’était connue de personne des collaborateurs politiques du président, permettrait, selon M. Macron, de répondre rapidement aux aspirations européennes de certains Etats comme l’Ukraine ou dans une moindre mesure le Royaume-Uni, sans toutefois leur promettre l’adhésion à l’Union européenne. Un discours ambigu qui a laissé beaucoup plus de questions que de réponses à une assemblée circonspecte.
Un espoir réservé
Alors que les derniers mots d’une panéliste mettent fin à la cérémonie - « c’est le début d’une nouvelle histoire » - mots qui me remplissent d’espoir quant au futur de l’Europe et cela malgré les doubles discours de certains décideurs politiques, je rallume mon téléphone. Les notifications pleuvent, les médias français parlent en cœur de l’intervention d’Emmanuel Macron, les médias portugais parlent de la présence d’Antonio Costa, tandis que les médias italiens ne parlent qu’accessoirement du discours d’Ursula von der Leyen, lui préférant les actualités brûlantes de la guerre en Ukraine. Seuls certains médias européens, lu majoritairement par un public déjà exercé à ces questions, parlent du fond et donc de la CoFoE. A l’extérieur de l’hémicycle, des jeunes lycéens expriment leur espoir et leur désir d’Europe, à l’extérieur du bâtiment rien de tout ça. La vie continue dans une banalité tranchant totalement avec le moment vécu à l’intérieur.
Chaque nation, chaque individu entendra donc différemment le message de l’unité européenne et de ce moment qui se voulait historique…C’est peut-être ça l’Europe, « unie dans la diversité », mais unie quand même par nécessité, par évidence.
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