« La communauté européenne deviendra indispensable à la survie des pays de notre vieux continent. […] C’est pourquoi nous, Allemands, devons être conscients de la tâche qui nous incombe et de notre propre rôle dans l’intégration européenne. » déclare l’ancien chancelier ouest-allemand Helmut Schmidt, dans un discours testament d’une haute tenue, devant le congrès du SPD (Parti social démocrate allemand) le 4 décembre 2011. Il est vrai que l’Europe, qui est à l’origine un vaste continent qui s’étend de l’Océan Atlantique jusqu’à l’Oural, constitue par ailleurs une entité qui prend un sens beaucoup plus profond : elle est une union économique et politique unique qui réunit 27 pays européens. Néanmoins le questionnement concernant l’identité de l’Europe subsiste. Que doit devenir l’Europe aujourd’hui ? Pourquoi en cette année 2020, le projet européen a-t-il perdu une partie de sa légitimité auprès des peuples ?
Depuis l’année 2005, durant laquelle a échoué le traité constitutionnel européen, 15 ans de doutes, de désaccords, d’entraide, de bouleversements et d’interrogation se sont écoulés. Le projet européen témoigne d’une complexité permanente ainsi que de la nécessité d’une harmonisation dans tous les domaines et entre tous les pays membres de cette Union européenne. Les 27 Etats cherchent désespérément à mettre à profit leurs intérêts personnels, tout en s’efforçant de mettre en place des actions solidaires pour que le projet européen, initialement mis en place par Robert Schumann et Jean Monnet, puisse devenir légitime.
Se diriger vers un fédéralisme européen est-il si simple ?
Un des principaux débats concernant l’avenir de l’Union européenne demeure celui du choix d’une Europe fédérale ou bien d’une Europe des Etats-nations. Aujourd’hui, l’Europe se situe davantage entre une Confédération et association d’Etats-nations. Même si le fédéralisme européen semble présenter de nombreux avantages, avec une solidarité des pays européens concrète et efficace, qui sont désormais prêts à faire de l’Europe une puissance de taille face à Washington et Pékin, les difficultés restent considérables. Il n’est pas aussi « simple » pour l’Europe de réaliser le même saut fédéral que celui entrepris par les Etats-Unis à la fin du XVIIIe siècle.
En effet, la France et l’Allemagne et les autres Etats européens possèdent un héritage historique culturel différent et 1500 ans d’histoire complexe derrière eux, ce qui rend plus difficile un abandon éventuel de leur souveraineté nationale. Les Etats-Unis ont certes connu les turbulences de la guerre d’indépendance (1776-1783) ou de la guerre de sécession entre les années 1861 et 1865, mais leur histoire reste moins dense que celle de la France en terme de durée. Ceux-ci possédaient déjà une langue commune, des espaces agricoles, pratiquaient une religion majoritairement protestante et les habitants étaient pour la plupart descendants de colons britanniques. Il était alors plus simple de faire fusionner le Connecticut et la Virginie au sein des Etats-Unis que de vieux Etats-nations européens au sein d’un Etat fédéral. Nous pouvons dès lors nous demander si les Européens sont réellement prêts à assumer que leur avenir se retrouve entre les mains d’une autorité politique européenne, avec à sa tête des responsables qui soient issus de divers pays, qui amène par exemple les Français à recevoir des directives émanant des Allemands et les Allemands à recevoir les leurs venant des Français. C’est alors que la question de la souveraineté nationale serait remise en cause.
Les limites géographiques de l’Union européenne constituent-elles toujours un débat inachevé ?
L’Union européenne a connu de nombreuses vagues d’élargissement avant de se retrouver à 27 pays européens : le but premier étant que les pays qui entretenaient des relations commerciales entre eux puissent devenir interdépendants en termes économiques, pour ainsi créer un marché intérieur dont le potentiel devait se développer au fil des années. Mais au XXIe siècle, choisir quel pays candidat entrera dans l’Union européenne reste une décision encore délicate. Depuis l’accord de stabilisation et d’association entré en vigueur en 1999 grâce à la Commission européenne, chaque Etat européen peut demander à devenir membre de l’Union européenne, afin de favoriser la paix, la démocratie, ou encore la prospérité économique. Par exemple, la Turquie se porte candidate à l’adhésion depuis 1987 et sa candidature a été officiellement reconnue par les Européens en 1999. Bien que les négociations concernant son adhésion aient commencé en octobre 2005, cette intégration reste toujours au « point mort » en 2020. En effet, l’entrée de ce pays dans l’Union européenne a suscité de vifs débats. Pour certains, voir entrer un pays de grande superficie, dans lequel la religion musulmane est dominante et qui représenterait par ses 83 millions d’habitants le pays le plus peuplé de l’Union européenne représenterait un danger.
Comme évoqué précédemment, le traité constitutionnel signé à Rome par les 25 chefs d’Etats et de gouvernements de pays européens le 29 octobre 2004 s’est soldé par un réel échec. En effet, le référendum proposé aux Français le 29 mai 2005 a fait apparaître un « non » majeur à 54,68 % des voix, suivi quelques jours plus tard d’un refus des Néerlandais à plus de 60% : ceci témoigne d’une certaine « victoire » du peuple qui a néanmoins montré son mécontentement politique vis-à-vis de la construction européenne, preuve que de nombreux problèmes restent irrésolus. Ce texte signifiait une révision institutionnelle plus ample que celle instaurée par le Traité de Nice en 2001, suite à l’intégration de nouveaux pays au sein de l’Union européenne.
Ce « non » majoritaire a révélé, comme l’ont étudié de nombreux spécialistes, une crise idéologique de l’intégration européenne ainsi qu’une certaine marque de méfiance face aux élargissement potentiels tels que celui de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Le géopolitologue Yves Lacoste déclare d’ailleurs dans la revue Hérodote n°118 de 2005 : « C’est surtout la question éminemment géopolitique de l’adhésion de la Turquie à l’UE qui a été une des grandes raisons du succès du non au référendum sur la "Constitution" ». Tandis que la Turquie s’est longtemps démenée afin de rentrer au sein de l’UE, d’autres pays comme le Royaume-Uni choisissent au contraire, comme l’a montré le Brexit de 2016, de se retirer de cette union économique et politique, afin de restaurer leur entière souveraineté nationale. Ce pays, après avoir expliqué les raisons de cette décision finale, a souhaité commercer librement avec le monde et s’affranchir des régulations de Bruxelles quant à leur liberté d’entreprendre, contrôler l’immigration et quitter enfin ce projet européen ”en échec”, tiré selon eux vers le bas par la crise de la zone euro qui n’en finit pas.
La délimitation de cette Union européenne est donc aujourd’hui incertaine et au cœur de nombreux débats : faut-il mettre la priorité sur l’entrée de pays émergents dans l’UE ou bien renforcer l’intégration au sein même de cette Union entre les pays déjà membres.
Quand une harmonisation des pays européens dans tous les domaines aura-t-elle enfin lieu ?
Tout d’abord, divers décalages existent entre les pays européens en ce qui concerne la politique fiscale. Même si l’harmonisation fiscale semble vue comme une finalité pour le projet européen selon certains pays de l’UE, il ne faut pas oublier que celle-ci avantagerait parmi les Etats membres surtout ceux qui possèdent un taux d’imposition élevé. En effet, cette harmonisation ne serait pas bénéfique pour beaucoup de pays, comme l’Irlande qui utilise son taux d’imposition bas pour attirer les grandes entreprises internationales, ou encore pour les pays de l’Est, comme la Pologne, qui utilisent ce faible niveau de fiscalité pour avoir un coût du travail plus bas. Cependant, cette harmonisation fiscale présenterait certains bénéfices car elle empêcherait une concurrence « déloyale » entre les Etats membres. Le fédéralisme budgétaire pourrait donc être une autre alternative. Dans ce cas de figure, l’Union européenne pourrait créer son propre budget et prélever librement ses impôts. Cette configuration donnerait cette fois-ci davantage de moyens financiers ainsi que de poids à l’Union européenne, qui aujourd’hui, dépend des contributions des Etats membres et d’1% du PIB de l’ensemble de l’Union. La prérogative du vote du budget a toujours été un élément crucial de la souveraineté d’un Etat. C’est pourquoi beaucoup de pays européens sont réticents à l’idée d’augmenter les capacités financières d’un budget européen. A titre de comparaison, on constate que le budget fédéral américain constitue 25% du PIB américain, comme l’estime Stéphane Saurel dans son ouvrage Le budget de l’Union européenne, ce qui témoigne d’un écart considérable entre le budget américain et européen.
Néanmoins, des hommes politiques envisagent d’autres stratégies au niveau national, comme on a pu le constater lorsque Bruno Le Maire, ministre de l’économie français, a proposé le 17 janvier 2020 en France, la mise en place d’une taxe sur les GAFAM (géants du numérique américains : Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) à l’échelle européenne. Il les accuse en effet de ne payer que très peu d’impôts, en implantant leur siège dans des pays où le taux d’imposition est très faible. Alors que l’Espagne, la République Tchèque et l’Italie emboîtent le pas à la France, en approuvant ce projet de taxes numériques, d’autres pays restent plus réticents. L’Allemagne par exemple, craint des mesures de rétorsion américaines sur les importations allemandes vers les Etats-Unis (notamment concernant l’automobile allemande), si à leur tour, les Allemands choisissaient d’augmenter leur taux d’imposition au niveau national. C’est pourquoi une autonomie en matière fiscale pourrait devenir propice à une Europe soudée et solidaire, encore faut-il un accord unanime des pays européens, autre frein à une construction européenne efficace, laissant place à nouveau à de nombreux débats.
Or la fiscalité reste encore un questionnement, parmi tant d’autres au sein de l’Union européenne, et nécessite des mises au point : en effet, les politiques migratoire, industrielle et monétaire restent elles aussi, encore aujourd’hui, des sujet délicats et incertains. On peut également se demander si l’Union européenne réussira un jour à couper le cordon qui la relie aux Etats-Unis, en matière notamment d’indépendance militaire dans le cadre de l’OTAN. Le président américain Donald Trump a décidé de diminuer le nombre de soldats américains présents sur le sol allemand. Le président français Emmanuel Macron a pour sa part qualifié l’OTAN d’institution en « état de mort cérébrale » : preuve que les relations américano-européennes en terme militaire sont encore sensibles. La création d’une armée commune en Europe semble lointaine, comme nous le montre d’ailleurs la réticence et la méfiance que porte des pays européens d’Europe de l’Est mais également l’Allemagne, à l’idée de cette force militaire européenne autonome.
Dans le domaine économique, la question du protectionnisme est encore l’objet de vifs débats dans le contexte de la mondialisation. De plus, les institutions européennes n’ont pas encore tranché les questions de la constitution d’entreprises européennes de taille mondiale dans les secteurs stratégiques. Les échecs des fusions d’entreprises, par exemple entre le français Alstom et l’allemand Siemens, l’ont démontré. La Commissaire européenne Margrethe Vestager a retoqué ce projet, car il était contraire à la politique traditionnelle de l’Union européenne du respect d’une concurrence libre et non faussée. Or, cette ligne de conduite devra vraisemblablement évoluer si l’Europe souhaite constituer des groupes de taille mondiale qui puissent rivaliser avec les Américains et les Chinois.
Enfin, les pays européens devront à un moment ou un autre, de manière inéluctable, revoir quelles priorités donner à cette Europe afin de la relancer. Sommes-nous prêts à investir dans le numérique ou bien dans les énergies vertes (comme l’a d’ailleurs affirmé la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen), la recherche, l’intelligence artificielle ou le domaine spatial afin de créer une sorte de « NASA à l’européenne » ? Beaucoup d’incertitudes nécessitent encore des explications et de la cohésion entre les Vingt-Sept.
Le projet européen a été fragilisé ces 15 dernières années par les référendums français et hollandais perdus en 2005 ainsi que par le gigantesque séisme du Brexit en 2016. De plus, la crise de la Covid-19 n’a pas résolu les nombreuses discordes qui perdurent au sein de l’Union européenne, mais devrait néanmoins constituer un moment propice pour qu’une explication générale se mette en place sur ce que doit devenir précisément l’Europe, sur sa délimitation et sur ses projets qui permettront à des pays solidaires et unifiés de s’inscrire et peser sur la scène internationale. Voici le prix à payer pour que les peuples de l’Union européenne retrouvent davantage confiance dans le projet européen.
Suivre les commentaires : |