William Ruto, la voix de l’Afrique dans l’Union européenne

, par Louis Ritter

William Ruto, la voix de l'Afrique dans l'Union européenne
William Ruto, Président du Kenya, était ce 21 novembre au Parlement européen, à Strasbourg, pour promouvoir les relations entre l’Afrique et l’Europe © Parlement européen

Le 21 novembre 2023, le président de la République du Kenya William Ruto est venu s’adresser au Parlement européen à Strasbourg. Son message intervient dans un contexte de crises multiples, dont celle climatique qui touche particulièrement l’Afrique. Se faisant le porte-parole du sud global, William Ruto veut pousser l’Union européenne (UE) à s’intéresser davantage à l’Afrique.

Un message clairvoyant

William Ruto a pris la parole devant un hémicycle quasiment complet ce mardi 21 novembre au matin. Après l’accueil par la présidente du Parlement Roberta Metsola, qui n’a pas manqué de mentionner l’importance pour l’avenir du partenariat entre l’UE et l’Afrique, le président kenyan a d’emblée annoncé la couleur. “Le monde est en feu”, a-t-il dit. William Ruto a rappelé le nombre de conflits croissant dans le monde (Gaza, l’Ukraine, la Somalie, le Soudan, l’Afrique subsaharienne), la situation économique générale marquée notamment par l’inflation et la hausse du coût de la vie. En outre, William Ruto s’alarme du recul inquiétant de la démocratie à travers le monde. Une affirmation corroborée par le groupe de médias britannique The Economist qui enregistre en 2023 la pire baisse depuis 2010 selon son indice de démocratie annuel. D’après le groupe, un tiers de la population mondiale vit sous un régime autoritaire, et seulement 6.4% jouissent d’une démocratie totale.

Le président de l’un des pays les plus verts du continent africain à mis l’accent sur l’impact du changement climatique dans le monde. Il a précisé que l’Afrique est le continent le plus vulnérable au réchauffement de la planète. Les conditions géographiques déjà difficiles risquent de devenir mortifères si le réchauffement climatique poursuit la route jusqu’à +2°C. Déjà, l’Afrique souffre d’un développement en berne malgré sa croissance démographique impressionnante. Environ 650 millions d’Africains sont privés d’électricité ; au sud du Sahara ce sont 400 millions de personnes qui s’efforcent de survivre avec moins de 1,9 dollars par jour ; sur 35 pays les moins bien classés dans l’indice de développement humain (IDH), 31 sont africains ; 40% du continent est soumis à des régimes autoritaires et largement corrompus ce qui décourage beaucoup d’investissements étrangers dont l’Afrique a pourtant cruellement besoin. Des chiffres qui frôlent l’abîme. De plus, William Ruto a rappelé que l’inflation qui touche les produits alimentaires a des conséquences bien plus graves en Afrique. A l’ouest du continent, les familles consacrent plus de 50% de leur budget à la nourriture. L’augmentation des prix augmente donc le nombre de personnes en situation de précarité alimentaire. Dans trois pays en conflit que sont le Nigeria, la Somalie et le Soudan du Sud, 20 millions de personnes sont aujourd’hui en danger de mort de faim.

Dans ce contexte, M. Ruto a eu beau jeu de rappeler que le réchauffement climatique va forcément aggraver cette situation en Afrique. Il a largement appelé les parlementaires européens à être conscients de cela. Mais il a également fait montre de tout le potentiel du continent africain s’agissant de transition écologique. Les ressources sont nombreuses, connues et disponibles. Pour s’en servir, William Ruto incite à une coopération renforcée entre l’Afrique et l’UE qu’il juge nécessaire. Son propos a pris d’intenses accents lorsqu’il a demandé la refonte de l’ensemble d’un système international jugé par le sud global (anciennement appelé le tiers-monde) injuste. Si partenariat il doit y avoir, il faut qu’il soit “réciproque”, a dit le président Ruto. Réciproque, équilibré et juste. Dans ce nouveau monde à venir, l’Afrique et le sud global doivent prendre pleinement leur place.

Le Kenya à l’avant-garde du continent africain

Le contexte n’est pas reluisant, puisque proportionnellement, la majorité des problèmes soulevés par William Ruto ont des effets largement supérieurs pour les pays du sud global que pour les pays développés. Le message du président kenyan a un certain poids. La République du Kenya est en effet un pays bien plus en avance que certains pays européen s’agissant de la transition énergétique.

Situé sur la côte est de l’Afrique, frontalier de la Somalie, du Soudan du Sud et de l’Ethiopie, autrefois un pays très touristique mais désormais largement en proie aux troubles, le Kenya a développé un modèle unique en Afrique. En 2023, ce pays de 53 millions d’habitants a accueilli pas moins de deux sommets internationaux pour le climat. En premier lieu l’African Climat Summit du 4 au 6 septembre 2023, premier sommet entièrement africain sur le changement climatique en amont de la COP28 qui s’ouvre le 30 novembre 2023 à Dubaï. Ensuite, Nairobi a accueilli, du 13 au 19 novembre 2023, la troisième réunion internationale sur l’avenir des déchets plastiques au siège du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) dans la capitale kényane.

Bien que cette dernière ne se soit pas conclue par un accord unanime sur la réduction des déchets plastiques, le Kenya s’est imposé en Afrique et dans le monde comme l’un des grands défenseurs de la “diplomatie verte”. Le pays est en effet un exemple à suivre pour ses homologues africains, et même pour certains en Europe. Il peut se targuer d’utiliser une électricité à 90% produite par des énergies renouvelables, dont un tiers par la géothermie et le reste par l’hydroélectricité, le solaire et l’éolien. Désormais coutumier des grands plans d’infrastructures vertes, le pays a parié dès les années 1980 sur la géothermie comme source principale d’énergie. Lors de son arrivée au pouvoir, William Ruto avait fixé l’objectif d’arriver à 100% de production d’énergie par le renouvelable à l’horizon 2030. Avec un potentiel géothermique estimé à 10 000 MW, le Kenya dispose de toutes les ressources pour y parvenir.

Le pays d’Afrique de l’Est, comme le Maroc, la Tunisie ou le Congo RDC, souhaite également miser sur l’hydrogène vert. Plusieurs sortes d’hydrogène peuvent être produites mais l’adjectif “vert” ne concerne que celui produit grâce au processus d’électrolyse de l’eau, du solaire ou de l’éolien. Il s’agit donc d’une énergie entièrement propre, qui n’émet aucun gaz à effet de serre (GES). Toutes les prévisions voient l’Afrique, et surtout l’Afrique du nord, comme l’un des grands exportateurs vers l’Europe d’hydrogène vert. Beaucoup de pays africains s’y intéressent mais certains au potentiel important (Kénya, Egypte, Maroc, Afrique du Sud, Namibie, Mauritanie) se sont unis au sein de l’Alliance Africaine de l’Hydrogène Vert (AGHA en anglais) avec l’objectif d’augmenter, grâce à lui, leur produit intérieur brut (PIB) cumulé de 6% à 12% d’ici à 2050. Même si l’Afrique du Nord a pris de l’avance, la technologie est encore trop coûteuse pour le continent noir. Mais plusieurs projets sont à l’étude en Namibie et en Mauritanie.

Pour une meilleure collaboration entre l’UE et l’Afrique

Le message de William Ruto intervient au moment où un accord de libre-échange doit être signé entre le Kénya et l’Union européenne. Dans ce contexte, le président kényan a insisté sur la nécessité d’une collaboration plus étroite entre l’UE et l’Afrique en matière d’écologie. Pour l’Afrique, ce secteur représente en effet une énorme manne économique. En développant les infrastructures nécessaires, l’Afrique pourrait être capable, à terme, d’exporter son surplus d’énergie vers le Vieux Continent, lui-même en pleine mutation. La guerre en Ukraine, déclenchée en février 2022 par la Russie, a été le grand séisme de ce début de XXIe siècle pour l’UE. Après des dizaines d’années de politique de dépendance énergétique progressive vis-à-vis de la Russie, l’Union européenne a pris de plein fouet le risque de voir le robinet se couper. De fait, il a fini par l’être et les institutions communautaires ont dû chercher d’autres solutions en urgence. La leçon est violente. Mais la crise a permis à l’UE de donner l’impulsion qui manquait à sa transition énergétique. Désormais, non seulement il faut diversifier les approvisionnements, mais il faut aussi augmenter la part d’énergies renouvelables. C’est ici que l’Afrique intervient.

L’immense potentiel africain est dans le viseur de l’UE pour lui permettre d’accomplir sa transition. D’une part, les précieux minerais destinés à la fabrication des batteries électriques, dont l’UE souhaite augmenter la production sur son sol, et surtout l’exportation d’électricité propre pour lui permettre de faire fonctionner une industrie compétitive. L’Union européenne n’est cependant pas la seule à viser l’Afrique. En effet, elle fait face à de sérieux concurrents comme la Chine et la Russie, qui elles, ne souhaitent pas investir dans les énergies vertes mais exercent plutôt une prédation sur les ressources minières des pays africains touchés par des troubles politiques. Dans ce contexte, elle doit fournir beaucoup d’efforts. L’UE a tenu à nouer certains liens avec l’Union africaine (UA) grâce au sommet UE/UA de février 2022. Sur cette base, l’UE a développé sa politique africaine en mettant sur la table plusieurs propositions.

Quelques jours avant ce sommet, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’était rendue au Sénégal où elle a commencé par annoncer un investissement de 150 milliards d’euros en Afrique, au sein de la stratégie globale de l’UE pour le monde (Global Gateway). Cet investissement a été dirigé vers les infrastructures de fibre optique, de transports ou d’énergie propre. En outre, la Banque européenne d’investissement (BEI) a décaissé plus de 27 milliards d’euros sur dix ans, dont 5 milliards en 2020, sur le continent. Plusieurs rapport de l’établissement bancaire font état des investissements potentiels possibles en Afrique, dont celui de l’écologie, et poussent les entreprises européennes et les institutions communautaires à poursuivre et augmenter les investissements dans ce secteur. Parallèlement, certains pays de l’UE s’activent également sur ce terrain. Le 20 novembre 2023, l’Allemagne a proposé 4 milliards d’euros à l’Afrique pour développer ses infrastructures d’énergie propre. L’ensemble de ces démarches s’insèrent dans une stratégie globale européenne pour une meilleure collaboration avec le continent africain. De ce point de vue, l’appel de William Ruto est entendu et même considéré.

Les maux et les bienfaits de l’Afrique

Toutefois, le tableau ne peut être entièrement lumineux puisqu’une réalité demeure : l’Afrique a du mal à faire décoller son économie. Taux de croissance faible, pauvreté toujours très importante, déstabilisations politiques, terrorisme sont autant de facteurs qui freinent le développement de l’Afrique. Les Etats africains connaissent d’immenses difficultés à maintenir un niveau de vie décent à la population, qui permettrait par exemple à celle-ci de pouvoir consommer davantage que des denrées alimentaires. Les troubles politiques dissuadent largement les investisseurs de transférer leurs capitaux sur le continent. En outre, William Ruto a rappelé dans son discours le poids de la dette africaine sur les Etats du continent. Un combat dont l’ensemble des pays du sud global se sont saisis, dénonçant les conditions injustes et discriminatoires de la finance mondiale vis-à-vis de leurs dettes. Lundi 20 novembre, le G20 s’est réuni à Berlin où le président de la Commission de l’Union africaine (le Tchadien Moussa Faki) a de nouveau évoqué le sujet. Mais cette fois, il a affirmé que l’Afrique allait renégocier sa dette avec ses partenaires.

Cette chape de plomb s’est alourdie en à peine une dizaine d’années, passant de 30% du PIB en moyenne en 2013, à 60% selon le FMI. Les Etats africains souhaitent donc au moins la réduire afin de relancer les investissements chez eux. L’un des autres grands facteurs de limitation du développement est la déstabilisation politique des Etats africains. En Afrique subsaharienne, les deux tiers des Etats ont connu des guerres depuis leur indépendance. Sur l’ensemble du continent, chaque pays a connu en moyenne 1,65 guerre depuis les indépendances. Aujourd’hui, les conflits prennent plusieurs visages comme les guerres civiles en Éthiopie, en Somalie ou au Soudan ou les menaces terroristes dans l’Afrique de l’Ouest.

Malgré ces difficultés, de multiples initiatives cherchent à sortir ce continent du marasme. Le Kenya est un exemple significatif mais d’autres peuvent être cités. L’Afrique est porteuse d’espoir. Entre 2000 et 2015, la croissance moyenne au sud du Sahara dépassait les 5%. Cette trajectoire a été bloquée par la baisse du cours des matières premières en 2014, la crise du Covid en 2020 et la guerre en Ukraine en 2022 pour un certain nombre de pays. Dans son Grand livre de l’Afrique (Eyrolles, 2022), Nicolas Normand évoque une reprise sensible mais contrastée de la croissance dans certains pays d’Afrique. En outre, l’Afrique compte désormais près d’un milliard d’habitants (4 milliard en 2100) et des capacités intellectuelles brillantes qu’elle souhaite conserver sur place pour “bâtir le futur”, selon le mot de William Ruto. En somme, l’appel de William Ruto devant les parlementaires européens portent la voix d’un continent qu’on ne peut plus ignorer aujourd’hui, car “c’est au sud du Sahara que se jouent [...] la croissance mondiale de demain ou bien les drames humanitaires et écologiques de l’avenir” (N. Lenormand, op. cit.).

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