Pourquoi les européistes doivent s’affranchir des arguments économiques.

, par Ferghane Azihari

Pourquoi les européistes doivent s'affranchir des arguments économiques.

L’intégration économique étant le principal moteur de la construction européenne, on a tendance à faire de l’intérêt économique la cause centrale du militantisme européen. C’est pourtant une erreur qu’il faut cesser de commettre. Voici pourquoi.

Parce que l’on conforte l’hégémonie du paradigme utilitariste, ce qui déshumanise le projet européen.

La philosophie utilitariste consiste à guider l’action individuelle ou collective en vue de maximiser l’intérêt matériel de l’acteur. Or à force de faire de la rentabilité matérielle l’argument quasi-exclusif de la cause européenne, on favorise l’intériorisation de l’hégémonie du paradigme utilitariste chez les individus. Le problème est que lorsque cette hégémonie amène l’utilitarisme à sortir du cadre du marché des biens & des services pour s’appliquer aux individus, cela tend à rabaisser les européens, qui sont des êtres humains parmi d’autres, au rang de moyens, de vulgaires outils au service de la seule cause marchande. L’argent devient une finalité alors que les considérations morales, éthiques et esthétiques devraient nous amener à inverser les rôles que jouent l’être humain et l’argent, le premier étant bien une fin en soi et non un moyen contrairement au second.

Cette démarche est dangereuse. Même si sa tendance à assujettir l’être humain à la cause marchande exclut le nihilisme, elle reste le symptôme de l’érosion d’un système de valeurs universelles, ce qui légitime à terme la hiérarchisation des êtres humains au détriment de l’égalité sous le seul critère de la rentabilité. Il n’y a qu’à observer les débats sur l’immigration pour se convaincre de cette dérive. On admet aujourd’hui beaucoup trop facilement que seuls les individus rentables sont les bienvenus. Or si l’on va jusqu’au bout de cette logique, il faudrait se débarrasser de tous les êtres humains qui ne sont pas « rentables » : retraités, handicapés, prisonniers... Difficile de ne pas faire le parallèle entre cet eugénisme économique et les heures les plus sombres de notre histoire.

Parce que l’Europe n’aura jamais une légitimité politique définitivement acquise.

Si l’argument économique justifie principalement l’engagement européen, alors l’existence de l’Europe sera toujours soumise à l’impératif de stabilité économique. Cela implique qu’à chaque difficulté économique, il faudrait souhaiter sa disparition. Cela revient à appliquer le raisonnement de l’entreprise à l’État alors que ce dernier n’a pas la même finalité. En effet en observant les États-nations européens, on constate que ces derniers ont la chance d’être dotés d’une légitimité indépendante des considérations économiques, ce qui fait que l’on ne va pas souhaiter leur disparition lorsque les individus qu’ils sont censés protéger sont victimes de difficultés conjoncturelles. Bien entendu, il ne s’agit pas de justifier la nécessité d’un euro-nationalisme pour conforter la pérennité des institutions européennes. On a déjà pu montrer le caractère indésirable de celui-ci. Cependant il semble nécessaire de fonder le projet européen sur des arguments qui sauraient résister aux facteurs conjoncturels et indépendants de l’utilitarisme pour lui offrir plus de sécurité et d’humanité.

Or seuls l’humanisme et le libéralisme politique correspondent à ce besoin. L’Europe est un projet humaniste et libéral. Il a en effet l’ambition de favoriser la fraternité et l’égalité humaine en ne faisant pas de l’identité nationale un critère de division. Il admet ainsi, conformément au libéralisme politique, que les individus peuvent coexister dans un espace démocratique commun en vue de la réalisation de leur humanité en laissant à chacun le loisir de définir son identité. Grâce à son nouveau contrat social, il octroie plus de pouvoirs et de libertés aux individus en leur permettant d’agir ensemble pour faire face aux défis communs inhérents à leurs interdépendances. Ces aspects libéraux et humanistes constituent la beauté du projet européen. A cet égard, ces aspects esthétiques se suffisent à eux-mêmes pour sa promotion indépendamment des considérations marchandes.

Vos commentaires
  • Le 13 janvier 2014 à 14:34, par Aurélien Brouillet En réponse à : Pourquoi les européistes doivent s’affranchir des arguments économiques.

    Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’opposer les deux types d’arguments.

    L’Union Européenne s’est construite tout d’abord par l’économie et il est maintenant temps d’évoluer vers un véritable Etat prenant en compte, avant tout l’humain. Cependant, il ne faut pas nier à la fois les réussites économiques de l’UE mais aussi le potentiel qu’elle a en la matière. A titre d’exemple, l’euro qui reste une construction bancale, doit s’achever par la constitution d’une Europe politique. C’est cela qui rendra la France forte sur la scène international et non une quelconque sortie. Si les détracteurs de l’idée européenne se place sur le plan économique, il faut leur répondre sur ce plan là tout en élargissant leur pensée. Mais l’on ne peut se contenter de les laisser dire des contre vérités et répondre sur autre chose.

    Il est vrai que les arguments économiques sont aujourd’hui prépondérant dans la discussion autour de l’UE mais cela est dû à la forme même de cette union, forme qu’il faut faire évoluer.

  • Le 13 janvier 2014 à 15:34, par Ferghane Azihari En réponse à : Pourquoi les européistes doivent s’affranchir des arguments économiques.

    Merci Aurélien de ta réponse. Je tiens quand même à préciser que je ne cherche pas à opposer l’argument utilitariste et l’argument humaniste car je considère que le premier peut servir le second tant qu’il se limite à un cadre de validité précis. Ainsi je ne rejette pas la promotion des avantages économiques que peuvent offrir la construction européenne. Je dénonce simplement le fait que ces arguments dominent le débat européen, ce qui est in fine contre-productif pour le projet fédéraliste.

    Aujourd’hui personne n’aspire à la disparition de l’Etat français malgré le fait qu’il gère son budget comme un enfant et pour cause, il existe une légitimité irrationnelle, la légitimité nationale qui maintient les institutions françaises. Ainsi l’Europe pour devenir plus forte doit se doter d’une légitimité mais non nationale. Ce doit être une légitimité rationnelle, basée sur aspects qui résistent aux facteurs conjoncturels. L’économie ne peut pas remplir ce rôle contrairement à l’humanisme et au libéralisme politique.

    On sera d’accord sur le fait que les évolutions qui doivent amener à parachever l’Europe économique par une Europe politique entraînera sans doute une évolution de la rhétorique européenne.

  • Le 14 janvier 2014 à 05:01, par Xavier C. En réponse à : Pourquoi les européistes doivent s’affranchir des arguments économiques.

    « Il n’y a qu’à observer les débats sur l’immigration pour se convaincre de cette dérive. On admet aujourd’hui beaucoup trop facilement que seuls les individus rentables sont les bienvenus. Or si l’on va jusqu’au bout de cette logique, il faudrait se débarrasser de tous les êtres humains qui ne sont pas « rentables » : retraités, handicapés, prisonniers... Difficile de ne pas faire le parallèle entre cet eugénisme économique et les heures les plus sombres de notre histoire. »

    Analyse courte (logique ce n’est pas le sujet de l’article) et un peu trop binaire à mon goût. Mais j’imagine que c’est fait exprès.

    Cette situation (où on "évalue" le coût et la rentabilité d’un être humain pour sa société d’accueil), on ne le doit qu’à la place trop importante que l’État se donne dans l’économie, ses multiples dépenses sociales et son insatiable appétit pour les financer... Hé oui, l’humanisme ne fait pas bon ménage avec l’État-Providence, aussi bizarre que cela puisse paraître. On ne peut avoir, au mieux, qu’une sorte d’humanisme-national... autant dire pas d’humanisme du tout.

    Pour le reste, encore une fois (vraiment j’en oublie nos anciennes discussions), Ferghane insiste dans ces derniers articles sur un point essentiel : les Jeunes européens, et les fédéralistes en général, ne doivent pas se la jouer "populiste", à jouer sur le terrain économique en vendant le projet européen comme une solution radicale, à faire des promesses intenables.

    Le projet européen se situe au-dessus, il est humaniste et libéral. C’est l’État de droit. Et comme nous l’expliquerait Guy Sorman, l’État de droit (égalité en droit, respect de la propriété privée, stabilité des institutions), sur le long terme, c’est indispensable pour vivre dans un environnement prospère.

    Le reste (le modèle social, plus ou moins redistributeur) est presque anecdotique et il ne revient pas à l’Europe de se prononcer là-dessus.

    « Unis dans la diversité » culturelle, économique, sociale, etc.

    Évidemment, on ne le sait que trop, ce n’est pas vendeur...

  • Le 14 janvier 2014 à 11:22, par Ferghane Azihari En réponse à : Pourquoi les européistes doivent s’affranchir des arguments économiques.

    @Xavier C.

    J’attendais cette critique :)

    Je suppose que tu fais référence à Milton Friedman quand ce dernier énonce qu’une politique d’immigration généreuse n’est pas compatible avec l’Etat-providence. Cependant il est très facile de tacler cette affirmation. Avec une politique volontariste qui prend en charge les individus et qui les aide à s’insérer dans la société, on peut concilier humanisme et Etat-providence. Mieux. On conforte ces deux notions simultanément.

    Mais là encore, il s’agit moins d’un débat européen qu’un débat entre social-libéral & minarchiste.

    Quant à la question européenne, on sera d’accord sur la nécessité de ne pas faire de l’argument économique le principal argument pro-européen (même si contrairement à toi, je considère qu’une Europe fédérale offre aussi des opportunités économiques).

    Enfin je constate aussi une contradiction quand tu te dis l’apôtre de la préservation de la diversité culturelle & économique des Etats et que tu aspires néanmoins à soumettre tous ces mêmes Etats à une même jurisprudence concernant la propriété privée (alors que les scandinaves n’ont pas la même vision que les anglo-saxons concernant cette notion par exemple). Ce faisant, tu admets toi-même qu’un minimum de centralisation est souhaitable dans un marché commun. N’assumes-tu pas le fait que l’euro ait détruit la diversité monétaire sur notre continent :D ?

    En vérité mon cher, je pense qu’il y a une certaine incohérence dans ton discours. Car derrière celui-ci tu admets toutes les harmonisations pourvus qu’elles soient au service de la cause marchande et tu rejettes tout ce qui peut la tempérer.

    Mais là, on refait le débat qu’on a eu la première fois sur l’harmonisation fiscale.

  • Le 18 janvier 2014 à 14:17, par Xavier C. En réponse à : Pourquoi les européistes doivent s’affranchir des arguments économiques.

    Si ça ne tenait qu’à moi, l’euro serait une monnaie commune et pas une monnaie unique. ;)

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